Petites chroniques d'une cité de banlieue suite...
Epinay, jeudi, 1er mai 2008 Promesses de Mai
“ j’étais tout simplement ivre. et l’ivrogne a mis le cap sur son port d’attache. mais plus je marchais et plus j’avais de mal à retenir mes larmes. et bientôt ç’a été le déluge alors que la pleine lune éclairait la Nouvelle-Orléans. quand elles ont cessé, je pouvais encore les sentir qui séchaient sur mon visage, qui me tiraient la peau. une fois chez moi, sans allumer, j’ai retiré chaussures et chaussettes, et je me suis écroulé sur mon lit que ne partagerait jamais Elsie, ma sublime pute noire, m’efforçant de noyer mon chagrin dans un sommeil de plomb. au réveil, je me suis demandé quelle serait la prochaine ville et à quoi ressemblerait mon prochain job. puis, je me suis levé et, renfilant chaussettes et chaussures, je suis sorti m’acheter une bouteille de vin. les rues m’ont paru laides - un constat que je fais assez souvent. l’urbanisme a été inventé par les rats et les hommes, et le pire est qu’on est condamné à y vivre et à y mourir ! mais comme le dit un de mes amis : aucune promesse ne t’a été faite et tu n’as signé aucun contrat. et voilà comment j’ai poussé la porte du marchand de vin.
et comment ce fils de pute s’est à demi penché sur son comptoir, dans l’attente de mon fric puant. ”
C.Bukowski Journal d’un vieux dégueulasse, Ed. Grasset, 2007
Ça n’est jamais facile d’écrire à partir de l’espace de la cité celui que vous connaissez j’vous en cause souvent vous savez ? surtout un jour de la fête des travailleurs vu que des travailleurs dans la cité celle-là comme les autres y en a de moins en moins et surtout quand on ressent comme moi trop souvent qu’y aurait vraiment autre chose à faire qu’écrire pour qu’ici ailleurs partout dans le monde de ceux qui triment et qui se font bien leurrer lanterner trimballer les choses elles changent enfin… elles bougent elles explosent pour qu’avec tous ces morceaux on bricole quelque chose qui soit pas cette forme gluante où on est tous pris terrible depuis… depuis quand ?
Vous vous souvenez l’année dernière cette époque à peu près pile un an quoi… au mois d’avril 2007 juste avant que les liens du monde des dominants se resserrent un peu plus autour de notre cou la souricière quoi c’est bien ça l’image qui cause… qui étrangle… vous vous souvenez ce printemps-là de la cité il est pas loin un mois d’avril fabuleux qu’on avait eu le camarade soleil il nous embarquait à bord de son navire saoul complet des fleurs des parfums des géants arbres de la forêt qui remplissaient les parkings bitume de leur frénésie verte tous les verts qu’on veut y avait à la fois et la douceur de l’air et cette sorte d’enthousiasme qui ressortait de sous ses vieilles frusques râpées fripées déchirées de lassitude et de dégoût…
Ouais cette atmosphère de renouveau de la conscience populaire qu’y a des choses à faire ensemble que c’est possible que ça nourrit l’espoir qu’on a de se parler de se connaître de s’échanger… C’était un moment où on la sentait très fort la puissante la généreuse énergie vitale des gens d’la cité portée par le souffle des vents d’ailleurs cet échange ce va-et-vient qui permet d’entrer-sortir de notre territoire et de faire cause commune avec celui des autres… des autres cités des autres banlieues des autres villes des autres campagnes des autres mondes…
Il y avait eu le premier mouvement vous vous souvenez ? la cérémonie des merguez juste en bas pas loin de l’escalier de notre block dans la rue de Marseille ils avaient fait ça bien les jeunes maghrébins l’étalage la bonne odeur de friture quelqu’un de la cité qui avait prêté le barnum parce qu’il faisait chaud déjà les arbres et leur verdure épaisse le bon refuge la nature aussi qui s’y mettait du coup…
Ils s’étaient installés à côté du cercle des palabres le banc en béton circulaire qui invite c’était le début de c’qui aurait pu devenir la vraie fête autour des thés à la menthe des verres de soda frais on le sentait ça mijotait gentil ces choses-là on n’sait jamais comment ça commence mais c’qui est sûr c’est qu’il faut que l’envie qu’on a enfin de prendre le monde dans nos mains cette force de l’émotion et du désir passion de bouger d’agir de foncer soit soutenue embarquée par le vaste mouvement de ceux qui peuvent faire le lien avec d’autres luttes donner du sens à tout ça faire monter les utopies à la surface de la marmite et que chacun y plonge à pleins bras pour que ça existe dans le réel…
A nous le mouvement spontané l’élan la force vive la joie la poésie la rencontre le feu et à eux les mots pour nommer l’élaboration solidaire du projet le recul la mise en œuvre de la conscience commune…
Au printemps de l’année dernière il y avait comme à chaque fois que quelqu’un fait semblant de reprendre le flambeau de la révolte populaire des révolutionnaires de 1789 de 1848 des Communards du Front Popu des étudiants et ouvriers de Mai 68 le sentiment parmi les gens des cités que quelqu’un de l’extérieur politique intellectuel artiste quelqu’un d’engagé et de solidaire était prêt à relayer leurs luttes toujours les mêmes depuis des années pour le respect de ce qu’ils sont pour l’accès au même savoir aux mêmes rêves à la même réalité à la même humanité que ceux qui ne sont pas d’une banlieue d’une cité de la périphérie de quelque part… cet espoir que le passage serait enfin un jour possible entre le centre et la circonférence où ils sont où ils se voient relégués cantonnés agglomérés et d’où ils peuvent de moins en moins partir…
En regardant ce matin dans la douceur du printemps qui s’est installé sur notre cité au milieu des fleurs des grands marronniers les jeunes installer à nouveau le barbecue dans le cercle des palabres et préparer la première cérémonie des merguez de l’année entre eux sans tellement s’occuper des Turcs sirotant leurs petits verres de café assis à quelques pas sur des chaises posées à même l’herbe et le bitume en face du bistrot turc qui s’est ouvert y a peu une cinquantaine causant les uns les autres ni des Blacks à quelques pas de l’autre côté en train de bricoler leurs voitures sur le parking en riant et parlant fort je songeais que l’accès au même savoir et à la même vie ils allaient bientôt cesser de les revendiquer dans les cités d’ici…
A force d’en être exclus par les autres ils allaient définitif s’en exclure eux-mêmes se tirer de tout c’qui fait qu’on peut coexister dans une même société parc’qu’avec son histoire ses origines ses fragments de cultures métisses multiples on s’invente une langue commune on participe à l’évolution dans des directions différentes d’une civilisation partagée et à celle du pays paysage où l’existence devient meilleure pour la population qui ne cesse de se métisser et de s’enrichir de ces mélanges incroyables… Ouais… ils allaient balancer tout ça comme ils avaient déjà commencé à le faire à Clichy-sous-Bois et à Villiers-le-Bel à la figure des nantis des dominants et de leurs laquais de leurs bouffons et qu’alors…
En les regardant paisibles et sans la moindre allure guerrière au pied de notre block je pensais à ce que disait P.Bourdieu aux jeunes du Val Fourré au cours d’une soirée de vive très vive discussion en 2003 dans une des salles de la cité où l’ambiance était à la colère à peine contenue au ras le bol de ces “ intellectuels ” qui viennent parler “ aux gens des cités ” comme s’ils entraient dans un zoo persuadés qu’ils sont que ces lieux sont des sortes de réserves où une vie primitive grouille incohérente violente insensée… Je songeais à ses paroles face aux jeunes éducateurs issus de l’immigration qui réclamaient avec juste véhémence une fois de plus l’égalité réelle que jamais aucun Etat ne donne à ceux qu’il désigne comme “ les habitants des ghettos ” de toutes les formes de ghettos qui lui permettent de faire en sorte que la population ne trouve jamais son unité : “ ne refusez pas le savoir c’est le manque de savoir qui a tué les mouvements ouvriers… ne vous en privez pas car sans lui vous ne pouvez rien contre ceux qui veulent vous dominer vous asservir… ”
Et je songeais aussi en ce beau mois de Mai de 2008 qui vient juste de se pointer des pattes à toutes celles à tous ceux qui dans les banlieues il y a un an à peine exception faite pour la nôtre le 9-3 et pour le 9-4 un peu aussi ont voté pour ceux qui depuis des années depuis des siècles les manipulent les exploitent les excluent comme s’ils n’avaient rien appris qu’on ne leur avait rien légué de ces combats ouvriers quand la zone était rouge et que les maires de banlieue prenaient leur part aux révoltes aux projets collectifs aux utopies de ceux parmi lesquels ils vivaient et que leur idéal était ouvert et généreux…
Il y a 40 ans en ce beau mois de Mai de 1968 en refusant le savoir des maîtres du vieux monde nous avons inventé le nôtre qui voulait résister à la misère au fond de laquelle nous sommes aujourd’hui pris au piège… En regardant les jeunes de notre cité d’Orgemont dans le rayonnement joyeux et léger de ce premier jour de chaleur printanière je me demandais ce que nous avions bien pu rater dans la transmission de notre savoir révolutionnaire et poétique ce que Bourdieu avait fait avec une telle justesse d’émotion fraternelle au Val Fourré ce soir-là et une telle colère généreuse… et s’il était encore possible de nous rejoindre et de partager à l’intérieur du cercle des palabres les cerises vermeilles de la cueillette nouvelle la révolte 40 ans après des promesses de Mai que nous avions faites et que nous portons en nous comme un talisman de jeunesse infinie…