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  • : Les cahiers des diables bleus
  • : Les Cahiers des Diables bleus sont un espace de rêverie, d'écriture et d'imaginaire qui vous est offert à toutes et à tous depuis votre demeure douce si vous avez envie de nous en ouvrir la porte.
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Saïd et Diana

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Image de Dominique par Louis

  Ecrits et dessinés à partir de nos banlieues insoumises toujours en devenir

      Les Cahiers des Diables bleus sont un espace de rêverie d'écriture et d'imaginaire qui vous est offert à toutes et à tous depuis votre demeure douce si vous avez envie de nous en ouvrir la porte.

      Bienvenue à vos p'tits messages tendre ou fous à vos quelques mots grognons du matin écrits vite fait sur le dos d'un ticket de métro à vos histoires tracées sur la vitre buée d'un bistrot, à vos murmures endormis au creux de vos draps complices des poussières de soleil passant par la fenêtre entrouverte...

      Bienvenue à vos fleurs des chantiers coquelicots et myosotis à vos bonds joyeux d'écureuils marquant d'une légère empreinte rousse nos chemins à toutes et à tous. Bienvenue à vos poèmes à vos dessins à vos photos à vos signes familiers que vous confierez à l'aventure très artisanale et marginale des Cahiers diablotins.

      Alors écrivez-nous, écrivez-moi, écrivez-moi, suivez-nous sur le chemin des diables et vous en saurez plus...

 

                                          d.le-boucher@sfr.fr


Notre blog est en lien avec celui
de notiloufoublog 2re illustrateur préféré que vous connaissez et on vous invite à faire un détour pour zyeuter ses images vous en prendrez plein les mirettes ! Alors ne loupez pas cette occase d'être émerveillés c'est pas si courant...

Les aquarelles du blog d'Iloufou l'artiste sans art  sont à déguster à son adresse                   www.iloufou.com  

1 octobre 2008 3 01 /10 /octobre /2008 00:20

                 Fragments d’absence

                          Y a-t-il une vie avant la mort ?

                                                 Ahmed Zitouni

                                           Ed. de la Différence, 2007

 “ Des pierres… Encore des pierres… ( … ) Cités-dortoirs… Cités-mouroirs… Townships new-look… Ghettos recroquevillés derrière de sournoises frontières… Depuis les bidonvilles de mon enfance, curieusement baptisés ‘ villages nègres ’ jusqu’aux espaces clos de décivilisation qui, aujourd’hui, mal étreignent l’arrogance quiète des villes de France.

Que des pierres et des sourires pour les accompagner ( … ) convertir ces pierres en mots… ”

Y a-t-il une vie avant la mort ? Ahmed Zitouni

          Les livres en fragments sont ceux qui portent en creux quel que soit le projet qui en a suscité l’écriture l’empreinte de la première errance face à laquelle celui qui écrit se voit contraint soit de donner un costume de cohérence à des moments de vie en éclats soit d’arrêter d’écrire. Ecrire c’est d’abord pour l’écrivain “ Parce qu’il le fallait ” un bond redoutable du haut d’un 7ème étage direction l’inconnu. Une façon de “ Nomadiser à mon rythme, au gré des humeurs de mon écriture en sueur, dans des territoires où personne ne m’attendait. ”
          Ces mots d’Ahmed Zitouni sorte de clin-d’œil dialogue avec son personnage “ Impermastic ” une de ces voix qui dicte et qu’on écoute dictaphone tournant en dedans, chacun de ceux qui a travesti son existence en territoire d’écriture peut les revendiquer… les lui piquer sans vergogne petits cailloux semés sur la piste singulière et pourtant gardiens de notre désir créateur commun.
          Rare qu’on devienne créateur s’il n’y a au départ cette émotion flagrante et le sentiment d’étrangeté présent déjà à l’intérieur de l’espace de sa folie intime… L’errance au‑delà de l’errance… “ Un premier roman. Toutes les maladresses, les cris trop longtemps tus… ” Ce petit bout de malheur au commencement qu’on ne dira pas autrement qu’en écriture et qui reste planté dans l’ombre bleuâtre des mots. Qui n’a pas eu un jour la tentation de s’arrêter là ? Dans la contemplation farouche de son excès même où l’ivresse fait le guet… “ Rien qu’un grognement de colère au service d’un conscience éveillée. ”
          Qu’est-ce qui s’enclenche quand on décide ne décide pas de donner la parole “ A un petit garçon de Saïda ( … ) Un petit indigène du Cours préparatoire de l’école Jules Ferry levant désespérément la main et s’en voulant à mort, au fond de la classe, de ne pas savoir dire en français l’urgence de ce qui le tordait de douleur en arabe ” ?
          A chaque fois qu’un livre me tombe entre les mains je cherche le petit bout du malheur que le narrateur n’a de cesse d’agiter comme un morceau de chiffon rouge et je me pose la question… la même… à chaque fois… La création : “ Ma force indomptable et ma fragilité définitive ” qui semble demeurer notre rare idéal nous emmène-t-elle vraiment écrivains, poètes, peintres en démesure et lecteur lucide en passion au large du malheur ? Une fois que les mots chiens sont lâchés rien ne peut plus être comme avant…
          Combien ne sauront pas… ne pourront pas… resteront sans armes autre que leur fragilité pour unique marque d’humanité… avec “ un persistant sentiment d’inutilité et de petitesse… ” Même si la question de l’œuvre et du sens qu’on lui donne se pose à un moment aussi simplement que le regard que jette derrière lui un glaneur de météorites dans le désert l’écriture est un acte primordial que le livre en fragments pose à nouveau comme appartenant à tous “ … ECRIVAIN ! Un cantonnier du verbe ! ” Jolie expression à revendiquer qui nous délivre de l’exclusivité réservée aux professionnels.
          Certains ont osé quelle que soit leur condition d’origine se saisir de ce moyen hors de portée “ Dans le monde qui était le mien, plus préoccupé de pain que de livres… ” pour sortir quelques minutes quelques heures du désastre de la violence subie dans le milieu ouvrier et paysan au cours de ces années où la migration des campagnes françaises vers les villes a rejoint l’immigration en provenance des pays d’Europe plus pauvres suivie par celle du Maghreb et de toute l’Afrique.
          C’est ainsi que dans les premières pages de son récit “ Le Journal d’un mineur ” Ignace Flaczynski immigré polonais exprime avec une réelle intuition poétique le sentiment de la nécessité qu’il ressent d’avoir à écrire pour témoigner de chaque journée passée à la mine et volée à sa vie. Il aurait pu lui aussi revendiquer ces mots : “ La seule vraie lumière dans mes nuits de suie. ” Ces fragments d’absence-là nous brûlent les mains.
          Pour Ahmed Zitouni qui a “ passé une année à sillonner les ‘ cités ’ de Marseille en quête de rescapés de la nuit de la grande galère migratoire… ” le problème est de faire entrer dans la tragédie de l’histoire aux yeux du lecteur des gens qui lui ressemblent et qui n’ont aucune raison d’être des héros, avec la grandeur qui leur revient.
          “ Bouleversé par la simplicité de ces êtres d’exception ” celui qui écrit se trouve face à cette situation d’errance aboutissant à l’exil et à la solitude intérieure qu’aucune pseudo‑assimulation n’écarte et qui a touché des milliers d’immigrés à partir des années 1930… Bien sûr elle n’est pas la sienne mais elle va à la rencontre de ses propres fragments d’absence. Ils portent en eux ce qui va donner au récit son rythme et sa pulsation. Ils en sont à la fois les percussions et les silences.
          “ On ne peut pas contempler les tragédies en cours, s’en faire le témoin éveillé, et se permettre d’ignorer la sienne en suspens. ” ( … )
          Cet Abderrahmane ( … ) je l’ai cottoyé jusque dans mes sommeils. J’ai reniflé par ses narines. ( … ) Je l’ai conçu, accouché et élevé en écrivain ( … )
          Tu ne sais rien de ce qu’il a fallu resquiller, dans des archives de documentation interdite, dans les soubassements de ma mémoire, dans les prisons de la langue et ses cours de promenade, pour le libérer des grillages de sa réserve. ( … ) Les mots qu’il a fallu choisir et voler à la mainmise de la langue pour atténuer la violence de l’arrachement, pour le traîner dans une tour de cette cité ( … ). ”

          Le bonheur des livres en fragments c’est qu’au contraire de l’énorme quantité d’ouvrages aboutis bouclés prêts pour consommation jusqu’à la dernière goutte c’est qu’ils offrent au lecteur un bouquet de questions fleurs des champs et terrains vagues, pour un cantonnier c’est bien le moins… Celle qui se pose en titre “ Y a-t-il une vie avant la mort ? ” taggée sur le mur d’un cimetière de Belfast prépare le lecteur avisé et fouineur à la rencontre avec des personnages “ se revendiquant ordinaires ”, de ceux dont la destinée a nourri les romans des écrivains fascinés par cette condition humaine qui de F.Villon à C.Bukowski en passant par L-F.Céline, W.Faulkner, J.Sénac, T.Morrison, M.Darwich et d’autres ont eux aussi dû se demander “ comment bricoler en toute impunité une ‘ fiction ’ à partir de fragments d’humanité restitués… ”
          Pour mettre en scène la tragédie Camus disposait de la guerre d’Algérie… Céline de deux guerres successives… Malraux de la guerre d’Espagne et de la révolution chinoise… Césaire de l’histoire de l’esclavage… Darwich du drame palestinien…
          L’une des question qui se pose quand on décide d’écrire à partir d’un espace ordinaire “ d’une insignifiance grise à une laideur monstrueuse, avant de retomber dans une insignifiance, presque blanche celle-là… ”, que le récit se joue pour l’un des personnages “ Impermastic ” ou “ Tidjani Abderrahmane ” à l’intérieur “ d’un quartier de Marseille ( France ) ” dans une cité dite de “ l’Avenir Radieux ” et pour les autres, la plupart dans les bistrots d’Aix-en-Provence et de Marseille : “ Chez Roger ” “ Le Gaulois ” “ La brasserie de la mairie ” “ La Civette ” “ Le Mansard ” “ ce petit bistrot encore de quartier ” “ Le Bellegarde ”… Ou encore “ à la Pyramide, au Constantinois ou au Cabaret de la dernière chance ” c’est comment donner aux lieux et surtout aux êtres qui les hantent toute la présence poétique et “ la solitude des exilés ” qui en fait bien mieux que de vagues héros les personnages d’une histoire qui ne pouvait s’écrire sans eux.

    Quand ceux qui sont habituellement considérés comme des figurants dans le théâtre d’un monde à la Ubu deviennent les acteurs principaux du récit et que la “ ZUP-city et ZAC‑ville ” ou le bidonville retrouvent leur rôle au cœur d’un siècle d’immigration ouvrière, le pôle autour duquel tourne un univers hiérarchisé classifié ordonné se déplace à peine et tout en est changé… C’est le peuple qui est au centre de son histoire et qui enfin la revendique “ Anonymes et petites gloires oubliées. Retraités, chômeurs, Rmistes, jeunes et moins jeunes… ” “ Faisant et défaisant, verre après verre, la chronique des quartiers moribonds… ”
          “ Regarde autour de toi, regarde pour moi qui n’ai plus la force de voir. Contemple cette humanité avec laquelle je prends souvent rendez-vous, sans protocole et sans chichis. Une majorité d’hommes, quelques femmes, une somme de solitudes, les vestiges des quartiers déchiquetés par les nouvelles chirurgies urbaines, des voix en voie de disparition, les derniers boutons de fièvre d’une euthanasie sociale à l’œuvre. Un espace de vie promis à la démolition. ”

          A.Artaud écrivait pour les gens de son quartier c’est-à-dire à leur place, en leur nom et pour lui rien ne différenciait l’humanité et la révolte de Vincent le suicidé de la société de celles de son coiffeur ou de son épicier… Quand les nouveaux et très anciens héros du livre d’A.Zitouni sont  Hélène qui débite des bières “ effacée et exposée ”, “ Gros-Kader et son quintal d’humanité suante ”, le vieux Bouzid enterré grâce à “ la solidarité des humbles ”, Décodeur, Galinette, le Légiste, Mémé, Pantoufle, “ Momo de la ‘ ZUP ’,  “ Boumé le fondu ”, la vieille Ginette et ses ulcères, “ le morose à la pipe ”, “ le petit groupe en salopettes bleues ( … ) d’authentiques prolos ”, “ Saâd, plâtrier à la tâche ”, tous ceux-là et bien d’autres dont Impermastic ou Tidjani Abderramahne est le porte-parole et peut-être le justicier… chacun de leurs fragments d’absence fait éclater le récit en un temps discontinu et fracturé qui est celui de notre aventure commune.
          Raconter “ le bidonville de Saint-Barthélémy, le plus grand et le plus imposant de Marseille ‘ pourri ’, ( … ) où “ il avait traversé ses plus authentiques moments de bonheur ” et presque simultanément “ la démolition de tout le bidonville ” puis le départ dans les camions militaires direction les “ HLM de la ‘ Cité de l’Avenir Radieux ” c’est rendre palpable après celui  du temps l’émiettement de l’espace des gens du milieu ouvrier et immigré. Ecrire le monde qui les entourait à la fois écartelé entre baraques pauvres, chambres d’hôtels sordides, barres et tours cernées de terrains vagues et de voies express et à la fois enfermé à l’intérieur du ghetto de la périphérie.
          Pour pouvoir l’écrire ainsi en choisissant comme prétexte d’une narration toujours en rupture l’ivresse du narrateur écrivain - mais l’ivresse ainsi que l’a suggéré si justement Baudelaire, décrite ici avec une grande volupté frôlant le désastre c’est celle de la jubilation créatrice - il convient d’être à la fois dedans et dehors de la tragédie. 
          Le narrateur écrivain sait qu’il peut compter sur l’imaginaire collectif des bistrots où la moindre présence est tout un univers pour être “ dedans ” : “ Après tout c’est dans les bistrots qui ont jalonné mon existence que je me suis senti le moins étranger. ” De même qu’il peut compter sur son personnage Impermastic Abderrahmane pour être “ dehors ” puisque celui-ci qui n’hésite pas à partager ses beuveries et ses vagabondages le ramène finalement avec l’obligation de l’acteur qui répète une scène identique chaque soir sur le lieu de l’écriture et du drame “ un trois-pièces, au septième étage d’une tour, dans une abomination urbaine commodément baptisée ‘ cité ’, celle-là dite de ‘ l’Avenir Radieux ’ en lisière des quartiers nord de Marseille. ”
          “ - J’espère que vous trouverez tout ce qu’il vous faut, monsieur Zitouni, il a commencé à barjaquer d’une voix de plus en plus pâteuse. Je me suis arrangé pour que vous ayez la paix et la tranquillité pour vous remettre à écrire, il a glissé en douce. Côté matériel, s’il y a quoi que ce soit qui manque ou dont vous ayez besoin, n’hésitez pas à me le dire, quand je repasserai. ”

          Et Impermastic Abderrahmane est d’autant plus garant que le narrateur se tiendra en dehors de toute tentation de remettre le récit dans une linéarité classique et froide qu’il est mort… “ Pourquoi, m’avez-vous tué ? ” Impermastic Abderrahmane qui dès les premières lignes du récit dialogue avec le narrateur écrivain du haut “ de la terrasse centrale du bloc de HLM de la ‘ Cité de l’Avenir Radieux ’ où  “ Dès qu’il ferait grand jour, Impermastic mettrait sa vie en jeu… ” a été accompagné par ce même narrateur écrivain dans son premier livre “ Là où la première balle du tireur d’élite de la police a signé ton achèvement programmé. ” et il y a laissé sa peau de papier pour resurgir quelques années plus tard prêt à une vengeance qui réglera leur compte à un monde dément et à son témoin primordial.
          En s’installant dans un bistrot de hasard “ Là que j’ai bricolé du sens à la vie ” au comptoir du récit aussi simplement que n’importe lequel de ses personnages le narrateur écrivain réduit la distance entre eux et lui jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus qu’à organiser sa propre mort ou du moins celle d’Impermastic Abderrahmane… “ Aucune différence entre Impermastic et moi… ” 
          Aucune différence entre “ tous les Impermastic qui n’en finissent pas de mourir ” et lui écrivant pour eux grattant quelques mots sur des pages encore un peu lunaires dans la night… celle des écrivains et des poètes largués, des slameurs, des rappeurs, des taggeurs de la zone balançant le petit bout de leur malheur commun en milliers de fragments d’absence rouge et noire… “ Se regarder enfin mourir avec les autres ” et rejoindre parmi les pages du même livre “ ce que chacun de nous ignore de grand déjà décomposé en lui… ”
          “Avant de quitter pour toujours le bureau, je n’ai pu me retenir de dire adieu à mes livres, sagement alignés sur leur étagère. ( … )
          Je les ai regardés, comme on se retourne sur des années sacrifiées, un sourire aux lèvres et l’esprit tranquille. Parce qu’ils en valaient la peine. Parce qu’ils étaient témoins et miroirs d’une épopée de solitude, de fierté revendiquée et de dignité assumée (… ) Parce qu’ils portaient mon monde, ma vision du monde, tout un univers de violence et de tendresse. ( … )
           Je les ai regardés en sépultures et en tentatives amoureuses. En petits tas d’os défiant le désert qui croît. En orphelins définitifs. En citoyens de l’abîme. En volonté debout. ( … ) Epuisés, certes. Mais toujours rebelles. ”
 

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23 septembre 2008 2 23 /09 /septembre /2008 23:08

Corps à corps Nina Bouraouï

      Mais Nina est une fille. Et de quelle séparation, de quelle absence parle-t-elle sinon de
celle de soi-même. Car dans son enfance algérienne, il n'y a pas de maison à l'intérieur de laquelle se blottir, se réfugier, faire racines. On ignore tout de la maison du père ou de celle de sa famille. Avec le père en Algérie et avec Amine, Nina ne vit que dehors.
      Dehors à côté de la frénésie de mouvements des enfants algériens dans l'exaspération du climat et de la nature. “ Je cours sur la plage du Chenoua. Je cours avec Amine, mon ami. (…) Je cours dans la lumière d'hiver encore chaude. ” Avec les chaussures du père, Nina est aussi séparée du monde des femmes qui est au contraire celui du dedans, et de l'intime du corps, de ce que l'on ne montre pas.

Le voyageur n'a pas de mal à comprendre non plus qu'il s'agit d'une violence faite à l'enfant. Une violence sociale. Comme celle qu'a subi Jean Sénac, alors ? Mais Sénac pouvait se réfugier dans la maison de la mère. Lorsqu’on n'est pas né du côté de la “ bonne image ”, lorsqu'on n'est pas un garçon, lorsqu'on n'est pas blanc ici, noir ailleurs, musulman ou juif où il convient de l'être, on existe contre. On n'a pas le choix. C'est ainsi. “ Mon corps me trahira un jour. Il sera formé. Il sera féminin. Il sera contre moi. ”

Il s'agit d'une violence que chaque femme a ressenti un jour ou l'autre au cours de l'enfance, car toute société est patriarcale, mais avec plus ou moins d'intensité et de pression exercée sur le corps. “ Ces enfants qui n'ont pas été des enfants. Parce que c'est difficile de vivre avec le sentiment de ne pas avoir été aimé tout de suite, par tout le monde. ” Pour une fille, le rejet, la coupure avec soi-même refusé par l'autre, et avec l'autre mal-aimant est l'envers de cette pulsion intime qui relie au vivant.

Lorsque ça n'est pas possible d'être soi, il ne reste plus qu'un immense désir de mort. “ Je choisis un petit squelette à monter. (…) Moi je suis dans la vie. Avec ce squelette. Je joue avec la mort. ” Si le voyageur a envie de savoir où va l'histoire malgré la violence qui lui est faite, et qu'il n'aime pas, c'est qu'il pressent peu à peu qu'il n'est pas question seulement d'une petite fille dont le père est algérien et la mère française. Mais de l'histoire de chacun où il y a de la mort à traverser pour rejoindre sa vie, pour rejoindre son corps, pour se reconnaître dans l'amour d'un autre, pour se reconnaître dans l'amour et non dans la haine. “ L'idée de la mort s'insinue avec la sensation du rejet. ( … ) De ne pas appartenir, enfin, à l'unité du monde. ”

Le voyageur est prévenu, Nina voit de la mort partout parce qu'elle est empêchée. Empêchée d'être une femme. Empêchée d'être. “ C'est la vie qui m'a fait peur. Le vertige de la vie. ” Et en arrivant à Rennes  “ Je vais à la guerre ”, s'étalent sous ses yeux ce qu'elle n'a jamais voulu voir, et qui lui rappelle le corps blanc de la femme française qu'est sa mère, symbole de mort coloniale. La mort d'Amar, le frère du père. “ Ma mère blanche contre l'homme du maquis ”.

Ce n'est pas seulement le corps de la mère qui est obscène, c'est le corps de la femme, de l'enfant-femme en train d'advenir. En train de trahir en regardant sa part de blancheur. Sa part d'innocence face à la douleur. Le drame n'est plus sur le devant de la scène. Il s'estompe. Il pourrait arriver qu'on l'oublie. Que le blanc l'efface. “ Tous ces enfants blancs qui courent vers le soleil froid. ( … ) Tous ces petits corps déjà morts. ” Cette blancheur est synonyme d'existence sans haut danger, sans fuite en avant, et sans cruauté passionnée. “ Ils ne sauront jamais sauter des falaises du Rocher plat. Ils sont trop fins. Ils sont trop blancs. ”

Ici, tout le monde trahit par ignorance, par insouciance, par lâcher prise. Par simple aptitude à se précipiter dans la jouissance du moment, dans du plaisir, dans l'éloignement de la pesanteur de l'Histoire. Même la petite chienne est trop candide. “ Elle comprend tout, la petite chienne qui aboie. Tout sauf l'Algérie. ” Cette blancheur synonyme soudain insidieux du droit à l'évasion hors de la première marque faite au corps, hors de la brûlure solaire, hors de la mémoire du père. “ Je me noie dans mes petitssuisses. Du lait épais. Cette douceur. ”

      L'humiliation faite au père, les insultes ou simplement les sourires entendus, et l'impuissance de l'enfant : “ Mais rien. Mon silence. Mon père et mon silence ”, le voyageur connaît ça. Il l'a expérimenté d'une autre manière, certes, mais lui aussi a eu dans la bouche le goût de la vengeance. Il possède “ Cet héritage-là ”. Il connaît “ la haine comme une voix unique ” qui maintient en vie tant que l'on n'a pas rencontré le jardin de la mère, la maison de
la mère, les balançoires où Sophia, une autre petite fille plus tard, s'envolera vers le ciel. “ Cette éternité de mère en fille. Ce relais à passer. Ce don. Ce miroir-là. Se balancer. Rire. S'envoler ”

Rejoindre ce lieu où il y a de l'amour. “ De l'amour, certainement, dira ma mère ”, de l'amour sans désespoir, sans dévoration, de l'amour sans honte. “ Qui aurait pu penser à ce tableau-là ? Deux petites métisses le nez dans le chocolat Poulain. Les filles de Rachid. Qui dorment dans la maison. Qui vont au jardin. ” Arrêté un long moment comme dans une gare sur cette image délicieuse, le voyageur a triché. Il a tourné les pages un peu plus vite pour échapper à l'idée du livre, de tant de livres écrits avec “ la haine de l'autre ”. L'autre qui, tombant sur l'ouvrage par hasard “ se noiera dans le silence ”, et sera “ terrassé par la douleur ”.

Oui, songe le voyageur avec un peu de désarroi, il y a tant de livres que l'on écrit contre ces tas d'autres, alors qu'il nous reste si peu de temps. Sans compter que ceux contre lesquels on croit écrire, n'ouvrent jamais aucun livre. Ou bien ce ne sont pas ceux-là. Eux, ils seraient plutôt du côté de ceux qui brûlent les bibliothèques, alors à quoi bon ? L'humiliation, ne pas l'oublier, non, mais se construire à partir d'elle. Faire que chacun de ses livres soit une gare dans laquelle on peut descendre et partir à l'aventure en croisant tous ces autres qu'on perdra de vue sans doute mais qui ne sont pas des ennemis.

“ Je reste une étrangère. Je ne connais personne ici. ( … ) Mais je les vois tous. Je les retiens. Pour longtemps. ” Accepter que se formule le risque du désir et la peur d'être trahie par son désir et rattrapée par sa peur. “ L'Algérie est dans mon désir fou d'être aimée. ” Accepter de nommer ce qui aurait pu appartenir à d'autres souvenirs d'enfance, ceux que la mère aurait offerts comme des caresses si cela avait été possible, et qui font aussi partie de soi. De l'inconnue nichée en soi qui voudrait apparaître. “ Pour moi, la France c'est le goût du plaisir. ” Accepter de voyager entre folie du désir et légèreté du plaisir.

           C'est la rencontre du féminin qui va apprivoiser le désir et rendre à nouveau licite la transmission de “ la douceur tissée autour de ceux qu'on aime ”, recréant le lien rompu avec la vie offerte, partagée. Après la fusion avec la maison de la mère comme un ventre, il y a la bonté de la grand-mère qui apprivoise, “ Avec ses mains qui caressent mon visage. Qui lavent mon corps ”. Le corps n'est plus contraint à livrer combat contre lui-même, il peut découvrir lentement ce qui n'est pas de la passion mais de l'amitié, cette forme de l'amour dans laquelle on se reconnaît sans avoir peur de se perdre. De s'engloutir pour renouer avec la première dépendance. Le corps peut s'habituer “ A la découverte de Marion. A son visage. A ses yeux bleus. A sa voix. A ses promesses ”.

Le double alors ne sera plus un garçon mais une fille. C'est cette amitié-là plus encore que la présence protectrice de sa soeur, Jami, qui fera que Nina accepte de mourir à la part de son enfance qui la retient prisonnière. “ Que se passe-t-il, soudain. C'est comme la fin d'un amour. ” Et pourtant l'enjeu demeure aussi grand, aussi véhément et absolu, mais il a gagné en gratuité et en rires. L'enjeu ce sont les balançoires de l'enfance “ plus haut, et encore plus haut ”, l'enfance qui, même dans la vie après est ce qui ne nous trahit pas, ce qui revient à travers d'autres enfances. “ Voilà l'histoire inachevée, petite Sophia, petite nièce. Voilà par ton enfance mon enfance qui se dresse. Comme un fantôme. Qui se redresse. ”

Le voyageur sait désormais qu'il ne regrettera pas d'être entré dans le livre, même s'il a dû effectuer les trois quart du voyage dans une position plutôt inconfortable pour qui n'aime ni la violence des mots, ni avoir à faire face à ses propres blessures. Les cicatrices demeurent fragiles. Et à chaque instant l'insouciance conquise peut faire place à nouveau à de la gravité, à de la pesanteur. Mais ce qu'il y a de bouleversant dans l'histoire de Nina, c'est que, quelle que soit l'intensité de la souffrance que le corps a eu à subir, le choix reste possible.

Malgré la honte, malgré l'offense, et en dépit de la passion, peut-être parce qu'elle est une femme, elle sait au bout de ce livre-là, que rien ni personne ne peut l'empêcher d'être libre, sinon elle-même. “ J'ai failli me noyer mille fois. ( … ) Croire en soi. Préférer la vie à la mort. C'est ça, échapper à la noyade. ” L'été. “ Un été brûlant. Un été détourné. ” Les noces avec le corps ont toujours lieu l'été. “ Regarder. Ne plus avoir peur. De rien. ” L'été dans une ville italienne où tout est propice à l'éclatement. La beauté. La lumière. L'art et son recueillement. Et son envoûtement.

Les arbres, l'eau, les jardins. Un été où le désir rend au corps la plénitude sensuelle qui le nourrit d'existence. Le livre est aussi le fruit d'un été ardent. Le voyageur sait qu'il peut descendre. Il est arrivé dans le lieu où il est enfin permis d'être vivant. “ Je suis devenue heureuse à Rome. ( … ) Mon corps se détachait de tout. Il n'avait plus rien de la France. Plus rien de l'Algérie. Il avait cette joie simple d'être en vie. ”

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16 septembre 2008 2 16 /09 /septembre /2008 23:30

Nina Bouraoui c'est quelqu'un dont j'ai découvert les premiers bouquins il y a dix ans alors que je commençais juste à écrire mes petites chroniques littéraires... C'est un ami écrivain algérien qui était fasciné par ce style violent et pur qui me l'a fait découvrir. Je me suis sentie proche de son écriture arrachée jusqu'à ce livre Garçon manqué sur lequel je me suis enfin décidée à écrire quelques lignes...
Il y a eu un autre fil entre nous :
une jeune étudiante de la Fac de Cergy en littérature comparée Solenn Lefort a passé sa maîtrise de lettres modernes sur nos deux bouquins...
Aujourd'hui et depuis quelques années je ne pourrais plus écrire sur ses livres... c'est devenu autre chose...  

                               
                               Garçon manqué
                                          Nina Bouraoui
                                                      Ed. Stock, 2000

Corps à corps

             Pourquoi ai-je voulu entrer dans ce livre? Qu'est-ce qui m'a donc poussé à pousser cette porte‑là ? Son titre? Garçon manqué. Avec un titre pareil il semble qu'on pouvait s'attendre au pire. Ne nous a-t-on pas suffisamment initiées à ce “ manque ” comme figure du féminin? Il me semblait qu'il y avait vingt ans au moins que cette histoire pour moi était réglée. Si je puis dire.
            Ces deux mots accolés sont plus inquiétants dans leur familiarité qu'une porte du livre fermée. Avec une vague histoire de clef jetée pardessus bord. C'est le genre de titre qui peut signifier qu'il n'y a pas de porte. Titre grille, titre clôture, auquel aucun petit mot malin tenant lieu de passe partout n'aura rien pu. Entrer dans un livre c'est tout un voyage. Un voyage amoureux. En parler ensuite et en écrire, c'est une invitation au voyage.
              Je ne me vois pas écrire sur un livre haï ou méprisé. Avec Garçon Manqué, il va falloir “ se retourner le couteau dans la plaie ”, je le pressens. 
            “ Pour toi j'ai les mains d'un homme, fortes et serrées en coup-de-poing. ” Lorsqu’on connaît un peu le style de Nina Bouraoui depuis Poing mort, on à l'habitude d'entendre claquer à chaque phrase un poing final. On a pris son parti des poings et son parti de la mort. Chaque livre est un combat qui met les points sur les I avec des coups de hache.
          On y est écrasé par la terrible attirance de la mort et ce que cela éveille en nous. On se trifouille la plaie. On se la masochise. “ Je deviendrai un homme pour venger mon corps fragile. ” Tout est annoncé en une seule phrase. Afin de ne pas avoir envie de quitter les lieux, je tente de prendre cela avec dérision. De me dire que c'est une idée comme une autre. Qui de nous, filles, ne l'a pas expérimentée quelques secondes au moins ?
          Mais comme la narratrice, qui est l'auteure puisque c'est “ je ” qui raconte avec la complicité de “ Nina ”, est pour la part du père, algérienne, on se doute que la violence faite au corps ne s'arrête pas là. C'est au contraire là qu'elle commence. “ L'Algérie est un homme. L'Algérie est une forêt d'hommes. ”
          Me retourner sur cette douleur n'est pas dans mes habitudes. N'entendre parler que de l'Algérie virile et violente et de la féminité mortifiée, ne voir, écrire, illustrer qu'à partir du corps faisant sang de tout bois est un spectacle auquel je préfère depuis longtemps la lecture délicieusement masochiste et solitaire de Caligula. C'est à Camus que revient le rôle de me faire du mal à l'Algérie et à la douceur que je voudrais insigne de la femme en moi. “ La violence ne me quitte plus. Elle m'habite. Elle vient de moi ”
          Je sais que j'aurais pu écrire cela aussi. C'est peut-être la raison qui m'a fait entrer avec colère dans ce livre. En me jurant que c'était la dernière fois que je me laissais prendre au piège. “ Je suis l'une contre l'autre. ” Mais revenons à notre voyage amoureux. De Rennes à Alger puis à Rennes, double trajectoire de l'enfance, il y a des étapes, de l'avion et du train, du ciel et de la terre, des attentes, des confusions et des revirements. Je suis donc à la place du voyageur français qui monte dans le train en cours de trajet. Et qui a mis des siècles à aimer la vie et la beauté du monde parce que ça n'est pas facile quand on a eu comme beaucoup d'entre nous une enfance avec jamais assez d'amour.
         “ Cette vie, un jour, de toutes mes forces j'y entrerai. Et ils sauront qui je suis vraiment. Nina est une fille drôle et rigolote. ” Je suis à la place du voyageur qui secoue la portière pour prendre le train de l'histoire en ouvrant le livre au hasard, page… 100 “ Il n'en saura rien, lui, des femmes égorgées, des enfants brûlés, des ventres ouverts, des yeux crevés. Non, il n'en saura rien. Comme il ne sait rien de moi. ”
           A quoi bon lire jusqu'au bout l'histoire de Nina et de Amine, le double masculin qui est impuissant à accueillir le voyageur français du livre, puisque “ Tu ne seras rien, Amine. Ton corps dans les rues de Paris. Ta voix mourante. (…) Ton corps sans lumière. Ton renoncement. Tu seras un homme triste. (…) Un Algérien qui se noie. ” Y a-t-il une place assise dans le livre ? Un strapontin ? A toute vitesse ?
          Entre deux gares une chance de faire un bout de chemin dans “ Ce feu. Ce pigment. Ce feu de la terre. Cette terre sanguine. ” Ce soleil qui éblouit sur le couteau arabe de L'Etranger, ce soleil qui “ brûle la peau blanche de la femme française. ” Ce qu'ignore le voyageur “ étranger ” et que je dois lui signaler afin qu'il prenne comme moi son mal en patience, c'est qu'il devra changer de train, de chambre d'hôtel, de ville et de paysage, et traquer la page 191 pour tomber sur la petite phrase clef tant attendue : “ Je suis devenue heureuse à Rome. ”
          Avant, on est en marche vers la guerre. La guerre contre soi. “ Prendre la violence malgré moi et devenir violente. ” Chaque mot est installé sur son siège. Chaque mot assiège le voyageur impatient de son mystère. Chaque mot est luisant comme la lame du couteau. Chaque mot est son soleil replié.
          L'Algérie est-elle seulement un soleil sanglant ? Un soleil multiplié par le regard des hommes qui donne ou retire l'existence? “ Le soleil brûle Zeralda. Le soleil brûle la mer. Le soleil brûle mon corps trop brun. Le soleil brûle la peau blanche de la femme française ”. Nina n'a jamais connu la douceur enveloppante et crémeuse des femmes algériennes dont parle Hélène Cixous quand elle se souvient de Aïcha, “ Le nom velouté de la fuyance ”.

          Non, Nina
n'existe que dans la confrontation avec sa peur. “ Je n'ai pas peur des hommes de Zeralda. (…) Ils sont violents. Ils sont en vie. ” “ Ma force n'est pas dans mon corps fragile. ” Mais dans quoi serait-elle donc ? Le voyageur étranger à cette enfance où “ La rue est un rêve (…) Cette vie est sauvage ”, se perd dans ce qui lui apparaît comme une double cruauté.
          L'auteure est une femme-un homme, l'Algérie-la France, la vie-la mort. Elle est tout et un tout prêt à lui exploser entre les mains. “ Non je ne suis pas française. Je deviens algérien. ” A quoi bon vouloir prendre le train d'assaut puisque la présence y est totale et close ? Il lui semble parfois que le livre est une évidence dure qui enserre comme un garrot sur la gorge.
          Pourtant s'il insiste un peu à fouiller sa mémoire, le voyageur n'a pas de mal à imaginer le désir d'identification au père, et pas seulement parce que ce père-là est algérien. Mais parce que dans certaines sociétés plus particulièrement bien que ce soit vrai ici aussi le père représente le pouvoir, une idée de la puissance et de la force physique, une image de la liberté. “ Il transmet la force. Il forge mon corps. ”
          Et, parce qu'il y a un sous-entendu de peuple colonisé, l'identification à la grandeur virile va encore plus loin. Jusqu'au vainqueur suprême, au peuple dominateur qui n'a jamais été vraiment vaincu. “ Oui, je veux encore les chaussures de mon père. Celles qui traversent l'Amérique. Celles qui nous séparent toujours. Celles de Redford, Mc. Queen et de Hoffman. (…) Les chaussures de l'absence.“










A suivre...

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8 septembre 2008 1 08 /09 /septembre /2008 23:18

      Djamel Farès Les créateurs de chez moi fin

1980.
Après le travail particulièrement dense sur l'Algérie en train de se construire c'est le début du voyage dans la Cité qui renvoie à la marge au désir déjà évoqué de sortir du cadre rigide mis en place dans l'inconscient. Les enfants de la Cité sont eux aussi dans la marge puisqu'il appartiennent à l'immigration ou bien se trouvent sous contrôle judiciaire ou encore pour d'autres qu'ils ont partie liée à l'univers clos de l'autisme et sont proches de la folie.
“ Je ne veux pas qu'on m'enferme. ”
1980. L'image devient récit dans les intervalles que la Cité a laissés ouverts. La Cité a plus que tout autre lieu besoin qu'on lui démonte son apparence et qu'on aille gratter du bout de l'ongle ses palimpsestes de plâtre écaillé pour toucher le corps en transe et en égratignures de ses habitants troglodytes. Gratter et reconstituer.
“ Ce sont eux qui m'ont montré toutes ces choses auxquelles on ne prend pas garde mais que l'autre renvoie. ”

D. F.
: Au début de ces années 80, j'ai lancé un projet un peu fou qui consistait à travailler une année entière dans un quartier avec des jeunes issus de l'immigration. J'ai été soutenu par le conservateur du Musée des Enfants, Catherine Hubert. On a formé une équipe qui a évolué essentiellement dans la ville de Créteil. Le travail consistait à se raconter à travers la parole, l'écrit, l'image, l'architecture… A la fin de cette année nous nous sommes installés pendant un mois et demi au musée pour monter l'exposition qui était une véritable architecture.
Elle a été inscrite dans le cadre du 2ème mois de la photo, et elle a duré presque quatre mois ce qui lui a permis de vivre jusqu'à aujourd'hui. C'est une trace. C'est là que j'ai commencé à entrer chez les gens avec mon appareil photo.
Les gens savaient que j'étais photographe, que je venais chez eux faire des photos que je montrerais ensuite. Mais ce travail-là se faisait toujours en commun. Ils me racontaient l'histoire des objets qui occupaient leur univers et que je photographiais. Ces objets et cet espace prenaient du sens pour moi. On n'était plus seulement dans l'esthétique mais aussi dans le récit. Cela a orienté petit à petit mon travail.

      Après cette tentative de “ retour chez soi ” en 1992, un autre regard devient possible et peut-être nécessaire sur celles qui cherchent à se créer un chez soi dans l'ailleurs.

1999.
En vingt ans l'immigration est devenue notre histoire commune. Nous sommes tous les émigrés d'un espace d'enfance perdu irrémédiablement car les repères qui étaient les nôtres ont basculé à toute vitesse dans un passé où notre corps demeure cloué aux portes closes. Comment retrouver ces clefs sans lesquelles… Au Théâtre Gérard Philippe à Saint Denis l'exposition Un Désir de (chez) soi projette cet espace tellement désiré que des jeunes mères n'osent pas toujours nommer “ chez moi ”. Parce que leur corps n'est chez lui bien souvent que dans l'étroite fissure qui zigzague du vide sans regard au trop plein d'un foyer gavé de valises prêtes et de meubles abstraits qui seront longtemps ceux des autres.

“ … Ma galère, c'était un trou noir, éclairé parfois par des rencontres chaleureuses… Je veux pour toi une enfance, une vraie enfance, avec un toit, des rires et de l'espoir… ”
Karima

“ … Aujourd'hui, je suis chez moi. Quand je rentre, j'ai mes clés dans ma poche… 
Fadma

“ … Te souviens-tu de Bamako-Coura, de la maison avec sa grande cour ? J'en parle souvent avec mes filles… ”
Maïmouna 





Maïmouna
Photo Djamel Farès
Un désir de (chez) soi Association Image et Récit, 1999







D. F.
: Les jeunes femmes qui ont choisi de se laisser voir au cours de ce passage qui, avec les autres, leur permet de “ réparer quelque chose, quelque part dans mon enfance, dans mon histoire ”, m'ont fait confiance. Il y a une sorte de rapport qui s'est installé un peu comme si j'étais leur père.

1980.
Autre coup de pinceau du phare sur un retour au théâtre par cette singulière “ image de soi ” que les adolescents n'hésitent pas à mettre en scène et à bombarder comme un pantin de carnaval.

D. F.
: Dans ma tête il n'y a pas d'idée de mise en scène. Cela m'arrive rarement de dire à quelqu'un : “ Mettez-vous là. ” C'est moi qui me déplace et qui tourne autour. Cela me pose des problèmes sur le plan de la luminosité, mais j'ai fini par comprendre que si les gens se mettaient comme ça, c'est parce qu'ils avaient quelque chose à dire comme ça et pas autrement. Il fallait que je sois suffisamment à l'écoute pour pouvoir en montrer l'essentiel.
C'est ainsi que je me suis mis aussi en position d'être vu par les gens que je photographiais.
“ Vous êtes aussi voyeurs que moi. ”
D. F. : En 1980 j'ai travaillé avec des adolescents sous contrôle judiciaire, par le biais d'une association qui s'appelle “ Le Théâtre du Fil ”. Elle a débuté dans les années 60 et Alain Viguier était un des responsables. J'y ai appris à confronter ma pratique à leur expérience, et à réfléchir sur mon propre travail. Comment faire de la photographie avec ces jeunes dont ce n'était pas du tout la préoccupation, et pourquoi ?

Aïssatou
Photo Djamel Farès
Association Image et Récit, 1999




On s'est demandés ce que signifiait quelque chose d'aussi élémentaire que “ l'image de soi ”. Le portrait, l'autoportrait, comment je vois ce qui est en face de moi, qu'est-ce qui m'empêche de voir ce que je voudrais montrer, pourquoi je coupe la tête des gens… Je les ai accompagnés durant une dizaine d'années. J'organisais des ateliers et je photographiais en même temps la préparation des spectacles, la vie quotidienne dans ces lieux qui, de fermés, se sont ouverts.
Nous avons réalisé un certain nombre de documents où la parole et l'écrit sont venus s'associer de façon très imbriquée dans mes images. J'ai compris la nécessité pour moi de passer par cette parole, d'en garder une trace écrite. A un moment j'ai même travaillé sur des polyptyques photographiques. On se déplace lorsqu'on effectue la prise de vue pour pouvoir construire un récit.

1999.
Passer du regard sur les autres sur le décor-paysage sur la légèreté des gestes qu'on happe au moment où ils communiquent leur présence qu'on n'aimerait pas oublier au regard des autres sur soi et à ce qui se dit dans ce croisement bref comme un claquement de doigts.

D. F.
: Ce qui n'est pas montré peut être le sujet ou introduire le vrai sujet. Pour cette jeune femme qui s'appelle Elisabeth, ce qui se passait c'est qu'à chaque fois que je devais la photographier c'était impossible. “ Parce qu'elle n'était pas prête ”. Comment rendre cette réalité d'elle d'une manière qu'elle puisse accepter ?
Sur la photo elle se trouve donc en premier plan assez floue, avec derrière elle sa petite fille dont elle parle beaucoup. C'est là que je m'aperçois que la photographie est à la fois quelque chose de très élaboré, et que cela ne peut, en même temps, se passer qu'en une fraction de seconde. Sinon on passe à côté.


Elisabeth
Photo Djamel Farès Association Image et Récit, 1999














Mon enfant qui va naître,
c'est à toi que je veux dire toutes ces choses
qui bouillonnent en moi et que j'ai souvent envie de crier.
Je suis heureuse de te sentir dans mon ventre, heureuse d'avoir décidé de te mettre au monde envers et
contre l'avis de tous. Je t'aime déjà de toutes mes forces comme j'aime ton père.
Je suis impatiente de te voir, de te connaître. [… ]
Je voudrais revoir ton oncle, mon frère jumeau qui, lui, cherche ses racines dans la religion: il est devenu
musulman, comme s'il voulait se rapprocher d'Oran, là où notre mère est née.
Il s'est éloigné de moi. Mais il faudra bien qu'il revienne me parler, qu'il accepte la vie que j'ai décidé de
mener.
Je sais qu'il cherche à savoir ce que nous devenons : il demande des nouvelles à mes soeurs aînées.
Je voudrais partager avec lui ce que je ressens,
le bonheur d'avoir à te mettre au monde.
Elisabeth, Un Désir de (chez) soi

D. F.
: Le métier que l'on fait nous oblige à être reconnus et vus par les autres ce qui n'est pas une situation simple, et aussi à accepter que l'image qu'on leur renvoie soit un reflet de nous-mêmes à travers eux. Ce qu'on leur offre est parfois un coup de poing, et ils ne sont pas forcément le centre de l'image. C'est ce qui leur suggère, s'il le peuvent, de décaler un peu leur façon d'interpréter la vie, de la voir. Cela, c'est le propre de tout acte créateur.
Avant de risquer de perdre la vue voilà ce qu'elle a dû penser djida : si tu ne me vois pas je n'existe pas. Mais chaque regard renforce la solitude de la sienne propre. La clef de ses yeux est accrochée au mur. Mille fois le monde qui entre et qui sort de ce paysage qu'elle a composé pour nous.

“ Tu as compris, mon fils ?… Oui, je ‘ vois ’ que tu as compris… Surtout, n'oublie pas… Mais ne gaspille pas cet héritage sacré. ” Depuis ce temps-là, je sais que je peux, d'un mot d'un seul, faire s'envoler n'importe quelle jument, ou bien accrocher les planches de mes secrets aux étoiles du ciel et je sais aussi que je peux faire jaillir toutes les sources de la terre. Mais je n'ai jamais encore essayé. J'attends le jour, le moment, le signe, de cette insigne hérédité cachée. ”
Tewik Farès, Gida Cahier Parl'Image

 Aïcha
Photo Djamel Farès
Association Image et Récit, 1999
   
      L'oeil errant réinvente sa langue ou plutôt il laisse ses multiples sens se dénuder devant lui, et prononcer d'autres mots. Des mots-marge.
1992. Ne plus pouvoir poser un regard humain sur les gens. Trente ans. Le laser étroit du phare dépouille d'autres présences masquées derrière les mots : “ Il faudra que tu reviennes. ” Accepter cela aussi : un certain désordre du monde n'impressionne pas la pellicule. Noir. Il faudra inventer de la lumière.

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28 août 2008 4 28 /08 /août /2008 17:43

Djamel Farès Les créateurs de chez moi suite...
 
D.F. : Je ne voulais pas que les artistes que je photographiais soient derrière leur oeuvre mais devant. Le premier écrivain que j'ai photographié c'est Rachid Mimouni. J'avais eu l'idée de l'associer à ce travail sur le plan de l'écriture et ça ne s'est pas fait. Je connaissais Mohammed Dib que j'avais lu et qui m'impressionnait par ailleurs. Lorsque je rencontrais l'un ou l'autre, je disais toujours la raison pour laquelle j'avais voulu le voir et le photographier.
      Avec Rabah Belamri c'était l'idée de comment photographier un écrivain qui ne voit pas ? Quel regard capter ? Quant à Leïla Sebbar j'ai été la voir car elle habitait pas loin de chez moi à Alger dans une belle maison mais qui me semblait un lieu caché. J'avais envie de la retrouver et de parler de tout cela. Son bureau chez elle est tout petit. Je connaissais son rapport privilégié à la photographie mais je n'y suis pas allé pour cela.
      Tahar Djaout c'est au travers de Hamid Tibouchi que j'ai pensé à lui. Il était en France à cette époque-là. Je ne le connaissais pas très bien mais j'avais été fasciné par sa langue poétique fourmillante d'images. Je cherchais le nom d'un oiseau en kabyle, et Hamid m'a dit que Tahar, lui, me fournirait autant de noms d'oiseaux que je voudrais. Ensuite il a écrit cet article sur l'exposition dans Algérie Actualité, qui nous a beaucoup touchés.

1962-1992.
Trente années d'une trajectoire en élipse-nébuleuse. Point de départ l'Indépendance algérienne. Point de retour une panne mécanique à quelques pas du village d'origine en Kabylie.

D. F.
: Cela faisait un moment que je n'avais pas été en Algérie et j'ai décidé d'y aller faire des photographies de ma famille. Mon père m'a prêté sa voiture pour me rendre en Kabylie. Je suis parti avec mes cousins car on allait en même temps chercher de l'huile, mais il fallait revenir avant le couvre-feu de 11 heures du soir. On est arrivés à la bifurcation du village où je suis né et de l'endroit où sont enterrés mes ancêtres quand la voiture est tombée en panne. Mais en réalité, ça n'est pas ça qui s'est vraiment passé. C'est plus compliqué et plus difficile à raconter.


Mohammed Dib par Djamel Farès
Cahiers Parl'image, La Source et le Secret, 1990


      J'avais décidé d'aller voir la tombe de ma soeur jumelle qui est morte lorsque j'étais bébé et que je n'ai jamais connue. Mon père m'avait situé à peu près le cimetière et je devais me renseigner à la mairie. La voiture tombe donc en panne à l'endroit où je suis né. Impossible d'aller plus loin. Pas de dépanneuse, pas de garage, rien. On finit par découvrir un taxi brinquebalant qui nous a conduits chez un cousin au village. Cela avait déjà mis des heures. Il nous a prêté sa voiture pour repartir sur Alger. Cela se passait près de Bougie où je n'ai donc pas pu me rendre. C'est ainsi que mon cousin a conclu :
“ Il faudra que tu reviennes.

D. F.
: Voilà l'histoire du voyage inachevé. Je voulais remonter vers une certaine origine pour passer à autre chose. Mais on ne passe pas comme ça à autre chose. C'est aussi pour cela que je me suis intéressé aux rituels de passage. Les photos qui me parlent sont celles qui passent d'un moment à un autre comme moi je peux le faire dans ma vie.

1992.
Dernier passage en Algérie avant la panne d'essentiel - après il ne sera peut-être plus possible de poser un regard d'homme sur les gens. Photographies de famille… pour ne pas se perdre loin de leurs yeux. Eux aussi ils entrent dans la marge à leur tour. Clandestins. Il commence à y avoir un monde fou dans la marge.

C'est ce que vous me montrez que je peux photographier et montrer à mon tour. ”



Rabah Belamri par Djamel Farès, 1990





D. F.
: Je veux qu'ils soient étonnés par ce qu'ils voient d'eux et pourtant qu'ils se reconnaissent. J'ai fini par avoir confiance en moi parce qu'ils savent ce que je vais montrer. J'ai toujours peur de trahir, mais si je ne trahis pas je ne montre pas. C'est pourquoi je ne cesse de répéter que ce qu'il y a sur la photographie ce n'est pas vrai. C'est une réalité. C'est un moment. C'est autre chose. Peu à peu là, également, le rituel s'est installé entre nous. Je ne venais plus seulement comme photographe mais pour parler avec eux et les écouter. Et les photographies étaient prises sans que nous en ayons conscience.

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30 juillet 2008 3 30 /07 /juillet /2008 12:48

Djamel Farès Les créateurs de chez moi suite...

        Qu'est-ce qu'être Musulman ? A la suite de ce pèlerinage une autre question se pose. Que signifie cette marque qu'est la circoncision empreinte commune aux deux religions hébraïque et islamique ? Identité marquée dans la chair afin de ne jamais être effacée. Rituel où toute l'Afrique et le Monde Arabe se reconnaissent. Les détails du récit de ce reportage au coeur de l'Islam se mêlent à ceux d'un autre moment qu'une photographie évoque précisément : la circoncision d'un jeune enfant de la famille prise en octobre 1977.

D. F.
: Cette circoncision qui s'effectue dans un milieu populaire s'est déroulée dans un garage. Sur la photographie il s'agit du moment où on amène le gamin chez les femmes qui se mettent à pousser des youyous. J'en ai plusieurs séries avec lesquelles nous travaillons dans les ateliers auxquels je participe. J'ai fait ces photographies presque par hasard. Ce sont des cousins qui vivent en Kabylie qui ont invité ma mère pour cet événement. Mon père était malade et c'est moi qui ait conduit ma mère. Et j'ai eu cette chance extraordinaire que ce soit une véritable cérémonie, ce qui m'a amené ensuite à avoir envie de comprendre ce que signifiait pour moi être circoncis.


Djamel Farès   Circoncision



D.F. : Pour en revenir à mon travail sur le pèlerinage, j'ai presque failli mourir là-bas étouffé dans un mouvement de foule, à l'endroit où a eu lieu la lapidation de Satan. La lanière de ma sacoche m'a coincé le cou et à force de remuer et de crier j'ai pu faire céder la courroie qui m'étranglait. J'y ai perdu une partie du matériel mais j'ai quand même réussi à respirer.

Pendant le pèlerinage un homme m'a invité à aller prier avec lui, j'ai donc pu faire des photographies et en même temps tourner autour de la Kaaba jusqu'à l'endroit où il y a la pierre. J'étais à la fois spectateur et acteur. J'en ai rapporté un premier reportage en couleur qui a donné lieu à une publication et à une exposition qui a beaucoup circulé.

 

1978. Afin d'illustrer cet état particulier de l'Algérie dont D. Farès parlait plus haut nous avons choisi deux photographies tirées du livre El Djazaïr l'autre soleil qui lui a été commandé par le Ministère de l'Information et de la Culture en 1978. Des photos “ d'un peuple au travail ” de ces “ dix-huit millions d'Algériens ” qui “ font à chaque instant, vibrer le pays tout entier ” il va falloir dégager peu à peu une autre réalité qui est celle des créateurs. Associer le réel à l'irréel. Faire entrer les gens dans leur histoire et ne plus l'écrire à leur place. De la photo qui dans le livre est intitulée Le travail et que Djamel appelle Le casse-noisettes à celle du maître et de ses élèves et celle du marché aux moutons de Skida s'ouvre une trajectoire dans le faisceau du phare qui n'est plus toute tracée mais à inventer.

        


Djamel Farès Le Travail




     Découper les pages et ne laisser parfois subsister que la marge qui devient alors une maison d'écriture sans murs sans toit sans portes… Une maison de fenêtres. Fenêtres-images. Dessins de djida… portraits des artistes algériens… éclats-éclairs de femmes dans un espace à peine conquis : chez soi ? Cette marge étroite la vie - ce que nous avons en commun - sans laquelle…

 Le maître berger de Skida      




        Le travail de Djamel Farès est né comme un conte le conte dévidé par l'aïeule. Un jour, la grand‑mère qui était presque aveugle et vient de recouvrer la vue à la suite d'une opération demande au photographe de faire un portrait d'elle. Elle crée elle-même son cadre son fond pictural tapissant le mur de dessins qu'elle a exécutés. Elle meurt quelques temps après. Cette première pierre posée sans projet précis l'idée a cheminé presque vingt ans chez Djamel Farès qui un beau jour décide de peupler la galerie inaugurée par le portrait de la grand-mère et restée vide depuis.

Il veut établir une passerelle… un échange à titre posthume entre une vieille femme découvrant au déclin de sa vie la magie du dessin et des artistes d'aujourd'hui.


1990.
Exposition La Source et le Secret à l'Institut du Monde Arabe. Une cinquantaine de portraits d'artistes algériens choisis par D. Farès racontent leur “ aventure créatrice ”. Le secret se dévoile avant de retourner à l'ombre propice aux songes du rêveur éveillé.

 

D. F. : A un moment donné j'en ai eu marre du discours qu'on entendait un peu partout sur l'immigration. Je me suis dit que j'avais envie de montrer des gens qui n'étaient peut-être pas très connus du grand public mais qui apportaient quelque chose d'essentiel à la culture française. Et qui ne sont ni des ouvriers de l'industrie automobile ou du bâtiment, ni des cuisiniers. Suggérer qu'un étranger n'est pas nécessairement quelqu'un qui vient envahir mais aussi quelqu'un qui vient apporter quelque chose. Il n'y a pas de frontière pour les artistes. Même s'ils ne bougent pas ils voyagent, et ils nous font voyager.



Djamel Farès  Tahar Djaout écrivain

         La photo d'Alain Viguier représentait la continuité d'une histoire. Parce qu'il était pied-noir et qu'il vivait l'Algérie tous les jours. C'est lui qui avait été arrêté en Algérie au moment du coup d'état de Boumédienne et c'est chez lui qu'étaient mes photos qui ont disparu. L'idée est partie de là. C'était une manière de renouer autrement avec cette histoire algérienne. Je ne me positionnais plus seulement sur un plan affectif mais en tant qu'artiste. Et en tant qu'artiste je pouvais faire mon travail n'importe où. Je ne suis pas parti d'écrivains mais d'un plasticien et d'un metteur en scène. Et puis il y avait certains écrivains que j'avais envie de rencontrer particulièrement, et d'autres que je connaissais. C'était une sorte de pari : est-ce que je pourrai montrer un homme qui écrit ?

A suivre... 

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23 juillet 2008 3 23 /07 /juillet /2008 11:41

Djamel Farès Les créateurs de chez moi... suite...

D. F. : En 1975, je suis parti durant un mois d'une base algérienne en compagnie d'un groupe de Saharaouis. Je voulais absolument y aller et c'était compliqué. Il fallait obtenir une autorisation de la Présidence de la République algérienne. J'étais dans des conditions que je ne connaissais pas, avec des gens en armes dont je partageais la vie et l'histoire un moment. C'était cela que j'allais raconter et pas seulement la guerre. Cette façon de se déplacer qui m'était étrangère, où je n'ai pu apprendre à lire vaguement les directions que l'on prenait qu'en regardant les étoiles. Tout cela doit être écrit dans les photos qui ne sont pas le reflet d'une actualité mais des passages forts d'existences partagées.

        Prendre conscience qu'à mesure qu'ils entrent dans notre vie nous pénétrons dans la leur. Par effraction tout d'abord. Une partie du “ jeu ” consiste à se reconnaître voyeur de ce qu'ils désignent comme “ ce peu de moi qui vaut la peine d'être mis en commun ”. Plus tard bien plus tard lorsque de multiples étapes auront été franchies ils deviendront eux-mêmes les gardiens du phare. Les veilleurs. Ce sont eux qui conserveront ce fragment de leur présent que les images prises par D. Farès leur ont révélé et qui n'est ni passé ni futur mais toujours vivant.

"Ce qui m’inquiétait le plus, c'était ce côté voyeur, intrusif."

D. F.
: Il y a quelques temps j'avais photographié mes voisins qui sont des paysans à la retraite, et la première fois que je suis retourné chez eux ils avaient encadré la photo et ils l'avaient mise sur le téléviseur. A chaque fois que je leur envoie une photo je la retrouve encadrée quelque part. C'est aussi une manière d'accepter que mes images puissent vivre autrement que dans une exposition. Là, je suis chez les gens. Je prends une place dans cette intimité de leur vie. Ma photo devient un objet familier au même titre qu'un autre qu'ils ont aimé. “ C'est marrant votre manière de travailler, me disait un jour une vieille dame, d'habitude, c'est nous qui allons chez le photographe, et là c'est le photographe qui vient chez nous. ”

        Ces quelques mots nous renvoient à nouveau à l'image de cette djida kabyle si importante parce qu'elle est en somme la mémoire algérienne que D. Farès porte avec lui et qu'il nous transmet ainsi. Tatouages… le mur de sa chambre raconte. Une vieille femme algérienne a dessiné le monde à son image.

D. F.
: Cette image n'est pas une anecdote et elle n'est pas non plus une image uniquement personnelle. On peut y découvrir ce qu'on a envie. Pour commencer on ne sait pas forcément que tous ces dessins sont d'elle. Dans un premier temps les gens pensent que ce sont des dessins d'enfants. Ils sont en effet pour elle une manière de retrouver son enfance. Dans notre enfance à nous elle a tenu une grande place. On peut dire qu'elle nous a élevés.
Elle nous racontait des histoires pour nous endormir. Des histoires d'ogresses par exemple qu'on adorait. Et une fois devenu adulte lorsque je rentrais tard de mon travail, elle m'attendait jusqu'à deux ou trois heures du matin car elle ne dormait pas la nuit. Je trouvais toujours un verre de lait et des figues qu'elle avait préparés pour moi. Elle ne parlait pas français et c'est grâce à cela que je parle et que je comprends encore le kabyle aujourd'hui. C'est peut-être parce que elle, qui était ma grand-mère, dessinait, que j'ai fait de la photographie. Elle n'a jamais fait d'école d'arts plastiques et pourtant ses dessins avaient une personnalité très marquée. D'où tout cela lui venait‑il ?

Djida par Djamel Farès

        Cette photographie pourrait elle aussi prendre la place du phare : le centre d'où tout rayonne et où tout revient. Cette quête des racines qu'un plus récent voyage en Algérie non abouti n'apaisera pas est tournée vers elle comme un cheminement vers soi-même pris dans le cycle du temps.

D. F.
: A partir de 1990 les sujets que j'ai pu traiter font partie d'une histoire qui se déroule, qui a à voir, avec mon histoire et avec l'Algérie. L'Algérie avec laquelle il n'y a jamais eu de rupture, seulement une “ impossibilité mécanique ” de poursuivre… Ainsi lorsque j'ai photographié des personnes âgées qui vieillissent en France, je me suis trouvé confronté à une situation que je ne connaissais pas : la vieillesse. Mais ces gens avaient en commun avec moi le fait d'être étrangers et d'avoir décidé de rester ici. L'âge faisait la différence. Ils me renvoyaient à une image du temps à venir avec lequel c'était ma première confrontation. Vieillir ici ça ne signifiait pas forcément mourir ici. Première découverte de ce que je ne voulais pas voir et n'imaginais pas : vieillir. Je me suis dit : “ tiens, il va falloir que j'y songe… ”

        Dans l'entrée chez Djamel Farès il y a une autre photo de djida en gros plan entourée d'un cadre de bois teinté de mauve avec de petits décors peints à la main. Sur un des angles est accroché un chapelet rustique aux grains blancs. Cette vieille femme a un regard tellement malicieux et rempli de tendresse derrière ses lunettes loupes que son voile blanc lui donne l'allure d'une sorte d'ange bienveillant protecteur des lieux mais concrètement présent. Il me semble qu'elle me souhaite la bienvenue.
        Je songe à la voir ainsi habiter l'espace telle une djinia qui nous accompagne d'une pièce à l'autre parmi les visages que Djamel a photographiés de ces femmes saharaouies sous leurs tentes avec les enfants pendant que les hommes montent la garde près des fusils juste à côté. Multiplicité de l'Algérie… un soleil en éclats dont chaque parcelle exige un regard. Autre vision possible de soi-même élargie à l'ensemble du monde arabo-musulman : partir du coeur de l'Islam la Kaaba pour franchir la distance vers ce territoire qui refuse toute monopolisation du sens. Pour parler de cette expérience D. Farès commence par ces mots :

"J'étais spectateur de mon propre spectacle."

D. F.
: En 1978 j'ai connu cette curieuse expérience d'effectuer le pèlerinage à la Mecque comme un simple pèlerin, et en même temps de faire un reportage photographique pour le Ministère de la Culture algérien. Je me suis servi du fait d'être arabo-musulman pour pouvoir faire cela. Ensuite cela m'a posé la question de savoir ce que cela signifiait comme acte.
L'enjeu était de réaliser un reportage, de raconter cette histoire, sachant à l'époque que j'étais là considéré comme appartenant à la communauté musulmane, ayant été élevé dans la religion musulmane, mais sans être musulman ni pratiquant ni croyant. La difficulté consistant à faire les photographies sans effectuer les rites moi-même. Au regard des autres que tu le fasses ou non, à partir du moment où tu y es allé, tu es considéré comme quelqu'un qui a fait le pèlerinage. Je n'ai d'ailleurs pas abordé cela à la légère. Avant de partir j'ai lu tout ce que j'ai trouvé qui a été écrit sur la vie du Prophète, sur ce qui concerne les rituels et le pèlerinage en particulier. J'ai encore approfondi cela à mon retour en fonction du reportage que j'avais fait. Je considère que ce travail fait vraiment partie de mon histoire, plus que celui sur le Chili.



















Abdallah Benanteur peintre par Djamel Farès
dans la Galerie Nicaise à Saint-Germain des Près. Dans les années 60 les lithos d'Abdallah voisinnent avec les poèmes de René Char.
Cahiers Parl'image N°56  La source et le secret

A suivre...

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16 juillet 2008 3 16 /07 /juillet /2008 11:55

Toutes ces petites notes et ces poèmes sont inédits ou publiés dans le premier Cahier Jean Pélégri Jean Pélégri le poète Les mots de l'amitié
Jean me les avait confiés avant de nous quitter il y a quatre ans. La plupart font partie de brouillons écrits à la main.
Textes de réflexion intitulés “ L’homme ” par Jean Pélégri, écrits entre 1955 et 1979.

Plus guère d’espoir en l’homme… Croyance un peu naïve dans l’Arabe parce qu’il était pauvre.
… Une vieille histoire aux racines lointaines, un vieil arbre mal soigné, qui fleurit ( enfin )…
Fraternité (13 mai). Non pas un coup de vent sur la mer ; c’est la mer qui bouge
Intégration des âmes… comment les Musulmans, outre leur tendresse peuvent donner aux Européens ce supplément d’âme dont ils ont tant besoin.
Non daté

 






Lettre non datée dédiée à “ Monsieur le Président ”

 

 

Là où nos pères avaient planté de la vigne et du blé, vous avez semé cette ivraie. Sur cette terre encore sauvage elle poussait vite. Alors, nous sommes nous dit, il faut tout arracher, tout brûler. Votre haine nous conduisait à des solutions de désespoir. Ou se faire, dans la peur, votre complice. Ou se faire le complice de ceux qui, allaient récolter cette moisson de haine et la replanter dans les cœurs, pour qu’elle fructifie. Bientôt, à cause de vous, il faudrait choisir, entre deux formes de meurtres.

Vous nous avez dégoûtés de notre pays, Monsieur le Président, dégoûtés de l’homme.

17-5-1955

Combien d’heures, combien de jours,
à contempler la mer, les vignes et le soleil ;
à écouter chanter les oiseaux dans la chaleur de l’été.
Mon œil me créait des paradis artificiels, des après-midi païennes, d’où je revenais hagard, stupéfait
et où je retournais le lendemain, malgré moi, comme à une drague…
Combien d’heures, combien de jours, j’ai pu passer à essayer d’oublier mon âme… vainement…
Jusqu’au jour où j’ai découvert que la nature était (vide)… marquée du signe de la faute…
que seul l’homme libre, réconcilié avec lui-même et les siens pouvait l’innocenter et lui redonner sa beauté de paradis terrestre.
Celui qui n’a jamais entendu de flûte… ne connaîtra jamais l’atmosphère de ma plaine.
Seule la musique pourrait raconter mon histoire.

23-5-1955 Fête de l’Aïd es-Seghir

Dans les rues, les Arabes s’embrassant, rendant les visites familiales en costume de dimanche, et dignes,
Sous le soleil, j’en vois passer un, derrière les grilles et le lierre, un enfant à chaque main, et digne.
Et les enfants faisant l’aumône de pièces aux plus pauvres.
Un peuple retrouvant le sens de ses traditions, propre dans ses vêtements neufs,
et digne…
Mais combien encore contraints à mendier ! Comment se rejoindre ?
Nous ne pourrons vivre un bonheur véritable que lorsque tous le vivront…
Comment goûter l’ombre et la fraîcheur, les jeux de la famille autour de l’arbre du jardin quand cet arbre est défendu par des grilles, quand derrière ces feuilles, des enfants brûlent de faim au soleil.
Ah ! que vienne le temps où nous pourrons jouer avec nos enfants dans l’ombre des arbres de justice.
La fleur bonheur ne peut fleurir que sous ses branches…
Et au centre du jardin, dominant tous les autres, le balancement de l’arbre Liberté.

Lundi 30 mai 1955

Pendant que j’écrivais des poèmes sur eux ( six haïkaï ), des gamins se sont attaqués avant hier soir à celle qui les soigne. Des gamins que je connais peut-être – puisqu’ils sont du Clos Salembier.
- Va chercher ta police.
En application de l’Etat d’Urgence, les gendarmes étaient venus arrêter quelques suspects deux jours auparavant… Et c’est sur elle, l’innocente que s’exerce la vengeance – pendant que les responsables, bien protégés, continuent leurs criminelles erreurs.
Il y eut une révolte dans le Constantinois en 1945.
Répression sanglante.
Nous avons eu dix ans pour le faire oublier. Qu’avons-nous fait pour les “ intégrer ” à notre société ? Pour les rendre responsables de son destin ?
Pendant dix ans, tous les grands responsables locaux nous ont répété : “ Regardez comme l’Algérie est calme… ” Et ils en ont pris prétexte pour ne rien changer, pour ne tenir aucune des promesses politiques définies en 1945 dans le Statut de l’Algérie…
Ils ont usé les bonnes volontés et épuisé les patiences. Ils se sont sauvagement acharnés, malgré toutes les mises en garde des élus arabes les moins hostiles à notre cause, sur Mendés France, parce qu’il voulait redonner une matière, bien modeste cependant, à l’espoir…
Ils se sont réjouis du terrorisme, car cela donnait une raison à leur désir d’éviter tout progrès. Cela leur permettait de liquider une opposition politique… On a arrêté des élus ( Conseil Municipal Alger ), on a dissous un mouvement politique ( MTLD ). Ce que l’Arabe apprenait par les journaux, il l’apprend maintenant de bouche à oreille. Leur vérité se fait clandestine, et cette petite lampe qu’ils remarquaient à peine dans la clarté du jour, commence maintenant, dans le mystère de la nuit, à attirer tous les regards.
“ Il n’y a pas d’interlocuteurs valables… ” ( Bourges Maunory ), pour inaugurer son voyage en Algérie. Même pas le peuple, puisqu’on lui refuse de voter librement… Il y a “ nous ” et rien.
Quand la révolte se propage jusque dans cette grande masse jusqu’alors hésitante… “ D’abord réprimer. Nous verrons ensuite pour les réformes… ”




Jean Pélégri à sa table de travail 2000
Photo Djamel Farès








Ce qui rend fatale l’issue de la situation, c’est que l’Européen moyen se range derrière les grands coloniaux. Et pourquoi moi payerai-je dans ma personne leurs erreurs !
On ne se comprenait plus, même entre amis. Ils prononçaient peut-être les mêmes mots, mais on ( ne ) les entendait ( plus ), ( ou ) mal, le bruit des nouvelles les couvrait d’un “ brouillage ” pareil à celui qu’on rencontrait à nouveau sur le poste de radio, et qui nous rappelait les années, déjà lointaines, de la guerre.
On ne voulait pas l’avouer, mais c’était bien la guerre qui commençait à roder, timide le jour mais, la nuit déjà cruelle. Elle ne pouvait commencer autrement. Comment frapper en plein jour celui qui avait été si longtemps votre voisin, votre camarade ( de guerre ) et peut-être votre ami. La nuit rendait aveugle et permettait de frapper sans reconnaître, la nuit des villages, des montagnes et des forêts – et celle, tout aussi cruelle, des commissariats et des prisons.
Au matin, quand en dépliant le journal, on parcourait la liste des attentats et des arrestations, on pouvait croire que tout cela n’avait pas plus d’existence qu’un cauchemar nocturne. Avec le jour, revenait le travail quotidien et l’on se retrouvait ensemble dans la rue, les trams, les chantiers ou les bureaux, fraternels, comme si rien ne s’était passé.
On raconte ses cauchemars à ses voisins, à ses compagnons de travail. Ce qu’il y avait de tragique, c’était que les leurs étaient pareils aux nôtres, et même plus terribles : la mort y frappait plus souvent. Nous, nous ne l’attendions que d’un côté. Pour eux, elle pouvait surgir de partout. Ah ! mes frères… 



Six HAIKAI Algériens
Mai-juin 1955

Un arbre dans un jardin
Tendant son fruit

Un Arabe contre la grille
Tendant la main


A suivre...

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14 juillet 2008 1 14 /07 /juillet /2008 01:59

Djamel Farès Les créateurs de chez moi suite...

        Mais de 1960 à cette photo prise en 1971 où sont donc passées toutes ces images? L'Algérie est-elle entrée également dans la marge ? D. Farès approuve : “ Cette marge étroite, l'Algérie sans laquelle… ” La voix reste en suspend comme la révolution algérienne pour nombre d'entre nous qui ne l'ont pas connue. C'est une chance inouïe pour moi que notre rencontre… je vais enfin voir des images de ce que J. Sénac a appelé : “ Soleil dans le regard de tous ” capturées par quelqu'un qui y a réellement participé. Djamel me détrompe en sortant de leur coin noir au milieu de nombreuses boîtes alignées quelques négatifs qui semblent anciens et n'ont pas été touchés depuis plusieurs décennies.

D. F.
: Je considère aujourd'hui qu'il y a toute une période de ma vie où je n'ai pas de photographies. Entre 1960 et 1966 mes archives photographiques ont disparu. Il s'agit de celles de 1962 et des photographies de théâtre qui avaient le plus de sens. C'est une partie de mémoire qui est quelque part ou peut-être éparpillée, je ne sais pas. C'est probablement cette chambre noire qui a permis de fabriquer d'autres images. Je me suis reconstruit une mémoire à partir de la photographie de ma grand-mère. Les images qui se trouvent derrière elle accrochées sur son mur sont comme des strates ou comme des petits bouts éclairés par un projecteur. Lorsque tu regardes cette photo tu as une lecture globale avec un personnage et un décor, et si tu rentres dans l'image tu t'aperçois qu'il y a plein d'éléments qui racontent une histoire. Mais ils ne la racontent pas tout de suite. Certaines choses sont couvertes par d'autres qu'on ne peut pas soulever. Elle dessinait pour ne pas perdre la mémoire. C'est donc une image fondatrice qui est venue prendre la place d'autres que je n'ai plus.

          Mise à part l'image de Boumedienne en mars 1978 lors d'une conférence internationale avant qu'il ne tombe malade les photos de la révolution algérienne ont disparu avec la révolution… Soit. Et celles du théâtre algérien avec le théâtre tant pis pour moi… Faute d'images nous nous réfugions à nouveau dans les mots pour évoquer cette période où le théâtre algérien vibrait de toute part.

          “Je veux que tu sois l'Agnès Varda du Théâtre National Algérien.”

D. F.
: La seule chose que je pouvais dire à une époque et qui me plaisait beaucoup c'est que j'étais photographe de théâtre. C'est vrai que j'ai fait des milliers de photographies de théâtre. Mais maintenant que puis-je dire ? La question qui se pose est bien celle de la trace. Qu'est-ce qu'on va laisser ? Mohamed Boudia me disait : “ Je veux que tu sois l'Agnès Varda du Théâtre National Algérien. ” J'ai travaillé comme photographe du T.N.A. jusqu'en 1966 tout en étant journaliste à Alger ce soir, et c'est ce qui a été fondateur pour moi. Mohamed Boudia m'avait prêté son appareil photo, et on épinglait mes photos tout autour de la pièce chez Alain Viguier qui était professeur à l'Ecole nationale d'art dramatique. Il me disait : “ Celle-ci est bonne, tu peux la garder, celle-là, non ”.
          S'il ne subsiste que peu de traces de ce passage au T.N.A. en revanche c'est une photographie d'Alain Viguier qui sera pour D. Farès avec celle de sa grand-mère et celle du peintre Aksouh le point de départ, de l'exposition sur les créateurs d'Algérie La Source et le Secret à L'Institut du Monde Arabe. En regardant la photographie d'Aksouh on est attiré par une des caractéristiques de ces images, leur construction géométrique s'appuyant sur des courbes ou des diagonales qui s'opposent ou se rejoignent, et les dessins d'intensité lumineuse et de “ couleurs ” du noir profond et épais au blanc presque total. Rectangles, carrés, losanges se frottent et marquent l'espace comme dans une composition cubiste parfaitement calculée. La luminosité intérieure y est renvoyée et reflétée dans un mouvement très dynamique par ces plans comme par les facettes d'une lentille aux biseaux multiples. Il s'agit de ce métier que tout artiste se doit d'acquérir afin d'être vraiment libre d'inventer sa propre forme créatrice.

Alain Viguier


1966.
Retour en France avec passage obligé à Jeune Afrique comme beaucoup de photographes ayant un lien avec le Tiers-Monde. Puis confrontation avec le métier de photographe d'une manière plus classique. Nouvel apprentissage avant de repartir.

D. F.
: A ce moment-là j'ai expérimenté un tas de choses qui m'ont appris mon métier. La photographie de plateau à la télévision, le travail en studio et en agence. Mais il s'agissait toujours de photographies où une distance s'imposait comme dans l'architecture par exemple. C'était un travail esthétique d'abord. A cette période également j'ai suivi les cours d'ethnologie de Germaine Tillon et j'ai travaillé au laboratoire de sociologie de Bourdieu. C'est à partir de 1971 que les voyages en Algérie sont devenus une nécessité afin de rapporter des images de là-bas d'une part, et de pouvoir laisser des images là-bas sur la relation que j'avais avec les gens. L'idée sera alors de créer un lien entre ici et là-bas.

          Il y a effectivement deux moments différents dans ma façon de travailler. La période des reportages que ce soit en Algérie ou ailleurs qui a donné des photographies d'autant plus construites qu'elles correspondaient à l'influence que j'ai reçue du réalisme socialiste puis la période plus intimiste où les gens me laissaient entrer “ chez eux”.

         “ Il y a des images que l'on ne peut pas faire.”

          Cette phrase prononcée au sujet d'un écrivain que D. Farès n'a pas photographié parce qu'il n'y a pas eu d'histoire qui permette de créer un lien entre le regard et celui que l'on regarde se prête également au voyage qu'il a fait dans le Chili de Salvador Allende.

1970.
L'oeil du phare revient avec un léger décentrage. N'y a-t-il pas un étroit rapport avec la révolution algérienne ? Et justement, aucune photographie de ces moments forts ne semble satisfaisante.

D. F.
: J'ai passé trois mois à sillonner le Chili en pleine effervescence à la suite d'une rencontre avec un Chilien à Paris, avec lequel j'avais longuement parlé de la révolution algérienne. Je me demande comment cela peut être la révolution chilienne, lui disais-je. Eh bien vas-y… Le Chili fait partie de mon histoire sur le plan politique.
C'était la période d'après 68 où les idées foisonnaient mais je n'ai jamais été militant d'un parti et je m'y suis rendu par curiosité surtout. J'ai été formidablement bien accueilli et j'ai pu rencontrer un certain nombre de dirigeants syndicaux et de responsables. J'y ai appris beaucoup de choses sur le plan professionnel. Mais je considère que j'ai un peu raté la rencontre que j'aime faire avec les gens et qui distingue mes photographies de simples clichés de reportage.

1975.
Un temps discontinu au fil duquel l'oeil se guide à l'étoile. Le désert. Un désir infini dans lequel les hommes se déplacent pour demeurer ce qu'ils sont. Des traces de pas sur du sable, une écriture qui a sa place parmi les autres.

         
“ Les gens ont l'impression que quelque chose se poursuit dans le temps bien après mon départ.”












A suivre...

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7 juillet 2008 1 07 /07 /juillet /2008 11:05

Djamel Farès
Petite fresque-portrait d'un photographe
“ Les créateurs de chez moi ”

 Toutes les photos de cet article sont de Djamel Farès. Elles ont été publiées dans le cahier Parl'image La source et le secret n°56. Elles ont été exposée à l'Institut du Monde Arabe en 1990. 

      “ Si j'essaie de remonter le cours du temps entre gestation et achèvement, il me semble que j'aurais pu faire un roman autobiographique au lieu d'un album : en effet, j'ai toujours parlé -  et fait parler ‑ de mes photos, bien plus souvent que je ne les ai montrées. Et puis, je me suis rendu compte que, pour l'essentiel, mon discours reposait sur une triple référence à trois photos bien précises : celle de ma grand-mère, celle du comédien-metteur en scène Alain Viguier, et celle du peintre Mohamed Aksouh : trois portraits qui me tenaient au coeur pour des raisons a priori différentes, mais que je rassemblais dans ma tête sous un titre qui ne s'écrivit que tardivement : “ Les créateurs de chez moi ”.

Laurence Farès / Djamel Farès, La Source et le Secret

 Autoportrait

      En bord de mer un phare qui ne jette qu'un fin clin d'oeil sur les pierres et sur l'eau. Voilà l'image à partir de laquelle nous allons entrer dans les photographies de Djamel Farès. Une petite brèche de lumière oscillant autour d'un centre inconnu. Inconnu le photographe qui regarde et soudain immobilise un bref fragment de temps. Mais l'essentiel est-il le centre ou bien le lien que la photo révèle entre le regard et l'instant privilégié que l'oeil capture et éternise? Le photographe fait éclater la prétendue linéarité du temps pour la reconstituer à sa guise en laissant dans l'ombre des déchets d'histoire comme des bouts de pellicule inutilisés.

Djamel Farès
: Jean-Pierre Belland habitait à côté de Saint-Eugène juste à la sortie d'Alger, un endroit qui s'appelle “ Les Deux Moulins ”. Il y avait un phare au-dessus de chez lui qui éclairait pendant la nuit la mer et la colline de l'autre côté. En regardant ce faisceau qui balayait la nuit, on découvrait petit à petit les choses sortant de l'obscurité. C'est bien plus tard en y réfléchissant que j'ai fait le rapport entre l'image de ce phare et l'image de la mémoire ainsi qu'avec le travail de la photographie. L'image de la mémoire parce qu'il y a des choses qui te restent que tu essayes de retrouver mais dont une partie t'échappe toujours. 
C'est ce que fait le faisceau du phare qui provoque une superposition d'images. Le regard est pris par ce qu'il vient de voir qui disparaît au moment précis où quelque chose d'autre apparaît qui disparaît à nouveau et ainsi de suite. Cela correspond au mouvement de la photographie. La photographie que l'on regarde n'est pas seulement ce moment-là mais ce qu'il y a avant et après, ce qu'il y a dans l'image et autour de l'image. La difficulté de la photographie réside dans cette dynamique de l'histoire qui continue de se dérouler qui continue d'enregistrer.

      C'est justement ce qui m'intéresse dans l'idée d'esquisser le portrait d'un photographe algérien qui de plus ne prétend être ni reporter ni chroniqueur d'une époque. Cette quête de mémoire qui m'implique autant que lui dans le choix que nous allons devoir faire ensemble des images significatives de son travail créateur. Comme toute personne curieuse de l'histoire des Algériens et de notre histoire commune je suis à la recherche d'images à la fois intimes et porteuses de sens… à la fois esthétiques et m'autorisant au rêve à mettre au côté des mots de l'histoire que d'autres Algériens m'ont racontée. Je sais que pour D. Farès comme pour tout artiste la création et la vie sont mêlées. C'est pourquoi chacune des images que nous allons sortir de l'ombre seront des repères précis qui s'ils ne suivent pas une chronologie ordinaire n'en sont pas moins des points à partir desquels le récit s'articule et parfois bifurque.

      1962.
C'est auprès du peintre-ami Jean-Pierre Bellan et à Alger que Djamel commence donc à s'insinuer dans l'oeil du phare qui triture les icônes invisibles du quotidien. Les Algériens en cette année de révolution sont aussi en quête d'images d'eux-mêmes sorties de la nuit. L'Algérie n'est ni au centre ni à la périphérie. Elle est partout à la fois.
      C'est la fin de l'exécutif provisoire en juillet au Rocher Noir et l'arrivée du G.P.R.A. à Alger. Plongeon dans un bain de foule qui inaugure une prise de contact avec le reportage plaqué à l'immédiateté de l'histoire. Instantanés d'un rêve qui devient réalité. A ce moment-là il n'y a aucune distance entre ce qui est vécu et ce qui est photographié. Comme tous les jeunes Algériens, D. Farès vit ce qui doit être le début de la construction d'un pays.

Jean-Pierre Bellan    Peintre

" Il parait toujours rentrer de la plage de la Pointe-Pescade ; il traine dans ses cheveux l'odeur du jasmin ; dans ses yeux, la couleur d'une vague de la méditerranée.
Mais sa peinture monte comme un cri du tréfond de la douleur de sa renonciation. " D.Farès


D. F. : J'ai fait partie de ceux qui ont été présents à l'aéroport et témoins du retour du G.P.R.A. à Alger, ce qui a dû prendre au moins une journée compte tenu de l'affluence populaire et de l'euphorie. Je me suis rendu en voiture en dehors d'Alger avant que l'armée n'arrive. Tous ceux qui ont eu un rôle important dans la guerre d'Algérie étaient là. C'était un moment extraordinaire de vie. Ensuite il y a eu une période d'activité intense où on faisait tout à la fois. J'effectuais des reportages pour Alger Républicain, j'étais instructeur bénévole de photographie, je participais également à ce qu'on appelait les Ciné-Pop. On prenait la camionnette et un projecteur, on emportait des films du genre du Cuirassé Potemkine, et on se baladait à travers l'Algérie. René Vautier était à l'origine de ce genre d'expéditions. C'était tellement prenant qu'on ne songeait pas à exposer nos images.

      1962.
Djamel prend des centaines d'images de la révolution algérienne… mais qu'y a-t-il d'écrit derrière dans cette partie sombre qui ne se montre pas ?
      "L'écrit c'est une image pour moi."

      1960.
D. Farès qui vient juste d'avoir le baccalauréat à Paris déclare à tout hasard : “ Je veux devenir photographe ”. Aujourd'hui ici à Paris alors que nous avons décidé de retracer ensemble sa trajectoire il ouvre un cartable duquel il sort un cahier à spirale assez épais pour qu'on devine qu'il est le receleur de plus d'une histoire.

D. F.
: J'ai plein de cahiers comme celui-là, des gros, des petits. J'utilise absolument tout. Et parfois je fais écrire les gens, je les amène à faire des plans ou des dessins. Je me fabrique des petits carrés où j'essaye de placer les choses afin d'être totalement libre au moment de photographier. Lorsque je prends mon appareil je peux alors laisser libre cours à une espèce de fébrilité parce que le cadre est construit.

       
De certaines pages couvertes d'écriture et de croquis il ne subsiste que la marge choisie et mise en relief typographique. Découpée. D'autres pages au contraire sont entièrement noircies de mots.

D. F.
: Une marge sans laquelle l'équilibre de la page ne saurait exister. Ceux que je photographie ici ne sont pas tous Algériens. Mais chacun occupe sa place unique par ce qu'il montre de lui comme ma grand-mère l'a fait dans cette photo qu'elle m'a offerte un jour il y a longtemps en Algérie.

      De cette photo, qu'il désigne comme premier signe fixe dans le temps D. Farès reparlera souvent en dégageant à chaque fois un peu de ce qu'elle lui a révélé de son rapport avec ceux qu'il photographie, et qui sont comme sa grand-mère simplement “ des gens ”
      “ J'aime photographier les gens. ”
      Ils sont là “ les gens ” aussi présents dans ces lignes qu'ils le sont sur les photos. Certains ont écrit une lettre… un poème… fait un dessin que le cahier a reçu avec gratitude et curiosité. Ecriture double. Ecriture périphérique de leur vie qui est l'unique manière de leur permettre de parler d'eux.



Gida la grand-mère de Djamel Farès














D. F.
: Cette façon de photographier a débuté après l'exposition sur les artistes algériens présentée à l'I.M.A. en 1990 dont le coeur était la photographie de ma grand-mère. A partir de là j'ai dit aux gens chez qui je suis allé faire ce travail qui consistait à raconter un moment de leur vie : ‘Les photos que je vais faire avec vous vont s'inscrire dans ma propre histoire’. Cela signifiait avant tout prendre le temps de rencontrer ceux qui acceptent mon regard sur eux, et parler avec eux.
Au début je ne faisais qu'écouter et puis je me suis autorisé à prendre des notes. J'ai appris à noter d'une façon très rapide et néanmoins assez fidèle. Quelquefois je parviens à transcrire la phrase dans son intégralité pour retrouver vraiment l'intonation, la syntaxe, la manière dont parlent les gens. C'est ce qui me permet de construire des images en fonction de cette parole. 

      Ces gens sont la marge aussi celle que la ligne de mire du phare n'éclaire pas directement mais peut-être comme des ombres derrière un écran blanc simples silhouettes. Aller voir derrière l'écran. Du langage ils nous restituent la matière et la forme initiale. Des images-signes graffiti. Pour les reconstituer l'oeil va devoir effectuer un certain détour en passant par le regard-miroir d'une vieille femme pleine de malice.

      1971.
Djamel photographie sa grand-mère dans sa chambre avec pour toile de fond le mur de sa chambre où elle a accroché des dessins qu'elle a faits alors qu'elle a failli devenir aveugle. Après avoir subi l'opération de la cataracte elle a retrouvé la vue et ses images intérieures.

D. F.
: Jusqu'à cette exposition de 1990 je considérais cette photo comme une photo de famille que je ne montrais pas. Je l'avais prise lors d'un de mes voyages en Algérie. C'est Aksouh qui m'a dit qu'elle racontait une histoire et en particulier mon histoire. Parce que je suis aussi présent à l'intérieur, alors que je devais avoir cinq ans, dans un cadre que ma grand-mère avait posé dans sa chambre.

      " Tes aïeux n'ont pas fini d'occuper la mémoire des générations. Songe qu'aujourd'hui encore les gens jurent par ton grand-père Sidi Hamd Ou Yahia qui accrochait sa planche à une étoile. Oui, une étoile! Quand il avait fini d'écrire sa sourate sur cette écritoire sacrée, il faisait un signe de la main. Une étoile descendait du ciel. Il accrochait alors sa planche à ce clou céleste. [… ]
Elle guettait une réaction de moi, jaugeant l'effet produit par ses paroles sur mon imagination subjuguée par la révélation des pouvoirs qui étaient les miens et dont je ne soupçonnais même pas l'existence. "
Laurence Farès / Tewik Farès,

La Source et le Secret



Mohamed Aksouh    Peintre








A suivre...

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