Fragments d’absence
Y a-t-il une vie avant la mort ?
Ahmed Zitouni
Ed. de la Différence, 2007
“ Des pierres… Encore des pierres… ( … ) Cités-dortoirs… Cités-mouroirs… Townships new-look… Ghettos recroquevillés derrière de sournoises frontières… Depuis les bidonvilles de mon enfance, curieusement baptisés ‘ villages nègres ’ jusqu’aux espaces clos de décivilisation qui, aujourd’hui, mal étreignent l’arrogance quiète des villes de France.
Que des pierres et des sourires pour les accompagner ( … ) convertir ces pierres en mots… ”
Y a-t-il une vie avant la mort ? Ahmed Zitouni
Les livres en fragments sont ceux qui portent en creux quel que soit le projet qui en a suscité l’écriture l’empreinte de la première errance face à laquelle celui qui écrit se voit contraint soit de donner un costume de cohérence à des moments de vie en éclats soit d’arrêter d’écrire. Ecrire c’est d’abord pour l’écrivain “ Parce qu’il le fallait ” un bond redoutable du haut d’un 7ème étage direction l’inconnu. Une façon de “ Nomadiser à mon rythme, au gré des humeurs de mon écriture en sueur, dans des territoires où personne ne m’attendait. ”
Ces mots d’Ahmed Zitouni sorte de clin-d’œil dialogue avec son personnage “ Impermastic ” une de ces voix qui dicte et qu’on écoute dictaphone tournant en dedans, chacun de ceux qui a travesti son existence en territoire d’écriture peut les revendiquer… les lui piquer sans vergogne petits cailloux semés sur la piste singulière et pourtant gardiens de notre désir créateur commun.
Rare qu’on devienne créateur s’il n’y a au départ cette émotion flagrante et le sentiment d’étrangeté présent déjà à l’intérieur de l’espace de sa folie intime… L’errance au‑delà de l’errance… “ Un premier roman. Toutes les maladresses, les cris trop longtemps tus… ” Ce petit bout de malheur au commencement qu’on ne dira pas autrement qu’en écriture et qui reste planté dans l’ombre bleuâtre des mots. Qui n’a pas eu un jour la tentation de s’arrêter là ? Dans la contemplation farouche de son excès même où l’ivresse fait le guet… “ Rien qu’un grognement de colère au service d’un conscience éveillée. ”
Qu’est-ce qui s’enclenche quand on décide ne décide pas de donner la parole “ A un petit garçon de Saïda ( … ) Un petit indigène du Cours préparatoire de l’école Jules Ferry levant désespérément la main et s’en voulant à mort, au fond de la classe, de ne pas savoir dire en français l’urgence de ce qui le tordait de douleur en arabe ” ?
A chaque fois qu’un livre me tombe entre les mains je cherche le petit bout du malheur que le narrateur n’a de cesse d’agiter comme un morceau de chiffon rouge et je me pose la question… la même… à chaque fois… La création : “ Ma force indomptable et ma fragilité définitive ” qui semble demeurer notre rare idéal nous emmène-t-elle vraiment écrivains, poètes, peintres en démesure et lecteur lucide en passion au large du malheur ? Une fois que les mots chiens sont lâchés rien ne peut plus être comme avant…
Combien ne sauront pas… ne pourront pas… resteront sans armes autre que leur fragilité pour unique marque d’humanité… avec “ un persistant sentiment d’inutilité et de petitesse… ” Même si la question de l’œuvre et du sens qu’on lui donne se pose à un moment aussi simplement que le regard que jette derrière lui un glaneur de météorites dans le désert l’écriture est un acte primordial que le livre en fragments pose à nouveau comme appartenant à tous “ … ECRIVAIN ! Un cantonnier du verbe ! ” Jolie expression à revendiquer qui nous délivre de l’exclusivité réservée aux professionnels.
Certains ont osé quelle que soit leur condition d’origine se saisir de ce moyen hors de portée “ Dans le monde qui était le mien, plus préoccupé de pain que de livres… ” pour sortir quelques minutes quelques heures du désastre de la violence subie dans le milieu ouvrier et paysan au cours de ces années où la migration des campagnes françaises vers les villes a rejoint l’immigration en provenance des pays d’Europe plus pauvres suivie par celle du Maghreb et de toute l’Afrique.
C’est ainsi que dans les premières pages de son récit “ Le Journal d’un mineur ” Ignace Flaczynski immigré polonais exprime avec une réelle intuition poétique le sentiment de la nécessité qu’il ressent d’avoir à écrire pour témoigner de chaque journée passée à la mine et volée à sa vie. Il aurait pu lui aussi revendiquer ces mots : “ La seule vraie lumière dans mes nuits de suie. ” Ces fragments d’absence-là nous brûlent les mains.
Pour Ahmed Zitouni qui a “ passé une année à sillonner les ‘ cités ’ de Marseille en quête de rescapés de la nuit de la grande galère migratoire… ” le problème est de faire entrer dans la tragédie de l’histoire aux yeux du lecteur des gens qui lui ressemblent et qui n’ont aucune raison d’être des héros, avec la grandeur qui leur revient.
“ Bouleversé par la simplicité de ces êtres d’exception ” celui qui écrit se trouve face à cette situation d’errance aboutissant à l’exil et à la solitude intérieure qu’aucune pseudo‑assimulation n’écarte et qui a touché des milliers d’immigrés à partir des années 1930… Bien sûr elle n’est pas la sienne mais elle va à la rencontre de ses propres fragments d’absence. Ils portent en eux ce qui va donner au récit son rythme et sa pulsation. Ils en sont à la fois les percussions et les silences.
“ On ne peut pas contempler les tragédies en cours, s’en faire le témoin éveillé, et se permettre d’ignorer la sienne en suspens. ” ( … )
Cet Abderrahmane ( … ) je l’ai cottoyé jusque dans mes sommeils. J’ai reniflé par ses narines. ( … ) Je l’ai conçu, accouché et élevé en écrivain ( … )
Tu ne sais rien de ce qu’il a fallu resquiller, dans des archives de documentation interdite, dans les soubassements de ma mémoire, dans les prisons de la langue et ses cours de promenade, pour le libérer des grillages de sa réserve. ( … ) Les mots qu’il a fallu choisir et voler à la mainmise de la langue pour atténuer la violence de l’arrachement, pour le traîner dans une tour de cette cité ( … ). ”
Le bonheur des livres en fragments c’est qu’au contraire de l’énorme quantité d’ouvrages aboutis bouclés prêts pour consommation jusqu’à la dernière goutte c’est qu’ils offrent au lecteur un bouquet de questions fleurs des champs et terrains vagues, pour un cantonnier c’est bien le moins… Celle qui se pose en titre “ Y a-t-il une vie avant la mort ? ” taggée sur le mur d’un cimetière de Belfast prépare le lecteur avisé et fouineur à la rencontre avec des personnages “ se revendiquant ordinaires ”, de ceux dont la destinée a nourri les romans des écrivains fascinés par cette condition humaine qui de F.Villon à C.Bukowski en passant par L-F.Céline, W.Faulkner, J.Sénac, T.Morrison, M.Darwich et d’autres ont eux aussi dû se demander “ comment bricoler en toute impunité une ‘ fiction ’ à partir de fragments d’humanité restitués… ”
Pour mettre en scène la tragédie Camus disposait de la guerre d’Algérie… Céline de deux guerres successives… Malraux de la guerre d’Espagne et de la révolution chinoise… Césaire de l’histoire de l’esclavage… Darwich du drame palestinien…
L’une des question qui se pose quand on décide d’écrire à partir d’un espace ordinaire “ d’une insignifiance grise à une laideur monstrueuse, avant de retomber dans une insignifiance, presque blanche celle-là… ”, que le récit se joue pour l’un des personnages “ Impermastic ” ou “ Tidjani Abderrahmane ” à l’intérieur “ d’un quartier de Marseille ( France ) ” dans une cité dite de “ l’Avenir Radieux ” et pour les autres, la plupart dans les bistrots d’Aix-en-Provence et de Marseille : “ Chez Roger ” “ Le Gaulois ” “ La brasserie de la mairie ” “ La Civette ” “ Le Mansard ” “ ce petit bistrot encore de quartier ” “ Le Bellegarde ”… Ou encore “ à la Pyramide, au Constantinois ou au Cabaret de la dernière chance ” c’est comment donner aux lieux et surtout aux êtres qui les hantent toute la présence poétique et “ la solitude des exilés ” qui en fait bien mieux que de vagues héros les personnages d’une histoire qui ne pouvait s’écrire sans eux.
Quand ceux qui sont habituellement considérés comme des figurants dans le théâtre d’un monde à la Ubu deviennent les acteurs principaux du récit et que la “ ZUP-city et ZAC‑ville ” ou le bidonville retrouvent leur rôle au cœur d’un siècle d’immigration ouvrière, le pôle autour duquel tourne un univers hiérarchisé classifié ordonné se déplace à peine et tout en est changé… C’est le peuple qui est au centre de son histoire et qui enfin la revendique “ Anonymes et petites gloires oubliées. Retraités, chômeurs, Rmistes, jeunes et moins jeunes… ” “ Faisant et défaisant, verre après verre, la chronique des quartiers moribonds… ”
“ Regarde autour de toi, regarde pour moi qui n’ai plus la force de voir. Contemple cette humanité avec laquelle je prends souvent rendez-vous, sans protocole et sans chichis. Une majorité d’hommes, quelques femmes, une somme de solitudes, les vestiges des quartiers déchiquetés par les nouvelles chirurgies urbaines, des voix en voie de disparition, les derniers boutons de fièvre d’une euthanasie sociale à l’œuvre. Un espace de vie promis à la démolition. ”
A.Artaud écrivait pour les gens de son quartier c’est-à-dire à leur place, en leur nom et pour lui rien ne différenciait l’humanité et la révolte de Vincent le suicidé de la société de celles de son coiffeur ou de son épicier… Quand les nouveaux et très anciens héros du livre d’A.Zitouni sont Hélène qui débite des bières “ effacée et exposée ”, “ Gros-Kader et son quintal d’humanité suante ”, le vieux Bouzid enterré grâce à “ la solidarité des humbles ”, Décodeur, Galinette, le Légiste, Mémé, Pantoufle, “ Momo de la ‘ ZUP ’, “ Boumé le fondu ”, la vieille Ginette et ses ulcères, “ le morose à la pipe ”, “ le petit groupe en salopettes bleues ( … ) d’authentiques prolos ”, “ Saâd, plâtrier à la tâche ”, tous ceux-là et bien d’autres dont Impermastic ou Tidjani Abderramahne est le porte-parole et peut-être le justicier… chacun de leurs fragments d’absence fait éclater le récit en un temps discontinu et fracturé qui est celui de notre aventure commune.
Raconter “ le bidonville de Saint-Barthélémy, le plus grand et le plus imposant de Marseille ‘ pourri ’, ( … ) où “ il avait traversé ses plus authentiques moments de bonheur ” et presque simultanément “ la démolition de tout le bidonville ” puis le départ dans les camions militaires direction les “ HLM de la ‘ Cité de l’Avenir Radieux ” c’est rendre palpable après celui du temps l’émiettement de l’espace des gens du milieu ouvrier et immigré. Ecrire le monde qui les entourait à la fois écartelé entre baraques pauvres, chambres d’hôtels sordides, barres et tours cernées de terrains vagues et de voies express et à la fois enfermé à l’intérieur du ghetto de la périphérie.
Pour pouvoir l’écrire ainsi en choisissant comme prétexte d’une narration toujours en rupture l’ivresse du narrateur écrivain - mais l’ivresse ainsi que l’a suggéré si justement Baudelaire, décrite ici avec une grande volupté frôlant le désastre c’est celle de la jubilation créatrice - il convient d’être à la fois dedans et dehors de la tragédie.
Le narrateur écrivain sait qu’il peut compter sur l’imaginaire collectif des bistrots où la moindre présence est tout un univers pour être “ dedans ” : “ Après tout c’est dans les bistrots qui ont jalonné mon existence que je me suis senti le moins étranger. ” De même qu’il peut compter sur son personnage Impermastic Abderrahmane pour être “ dehors ” puisque celui-ci qui n’hésite pas à partager ses beuveries et ses vagabondages le ramène finalement avec l’obligation de l’acteur qui répète une scène identique chaque soir sur le lieu de l’écriture et du drame “ un trois-pièces, au septième étage d’une tour, dans une abomination urbaine commodément baptisée ‘ cité ’, celle-là dite de ‘ l’Avenir Radieux ’ en lisière des quartiers nord de Marseille. ”
“ - J’espère que vous trouverez tout ce qu’il vous faut, monsieur Zitouni, il a commencé à barjaquer d’une voix de plus en plus pâteuse. Je me suis arrangé pour que vous ayez la paix et la tranquillité pour vous remettre à écrire, il a glissé en douce. Côté matériel, s’il y a quoi que ce soit qui manque ou dont vous ayez besoin, n’hésitez pas à me le dire, quand je repasserai. ”
Et Impermastic Abderrahmane est d’autant plus garant que le narrateur se tiendra en dehors de toute tentation de remettre le récit dans une linéarité classique et froide qu’il est mort… “ Pourquoi, m’avez-vous tué ? ” Impermastic Abderrahmane qui dès les premières lignes du récit dialogue avec le narrateur écrivain du haut “ de la terrasse centrale du bloc de HLM de la ‘ Cité de l’Avenir Radieux ’ où “ Dès qu’il ferait grand jour, Impermastic mettrait sa vie en jeu… ” a été accompagné par ce même narrateur écrivain dans son premier livre “ Là où la première balle du tireur d’élite de la police a signé ton achèvement programmé. ” et il y a laissé sa peau de papier pour resurgir quelques années plus tard prêt à une vengeance qui réglera leur compte à un monde dément et à son témoin primordial.
En s’installant dans un bistrot de hasard “ Là que j’ai bricolé du sens à la vie ” au comptoir du récit aussi simplement que n’importe lequel de ses personnages le narrateur écrivain réduit la distance entre eux et lui jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus qu’à organiser sa propre mort ou du moins celle d’Impermastic Abderrahmane… “ Aucune différence entre Impermastic et moi… ”
Aucune différence entre “ tous les Impermastic qui n’en finissent pas de mourir ” et lui écrivant pour eux grattant quelques mots sur des pages encore un peu lunaires dans la night… celle des écrivains et des poètes largués, des slameurs, des rappeurs, des taggeurs de la zone balançant le petit bout de leur malheur commun en milliers de fragments d’absence rouge et noire… “ Se regarder enfin mourir avec les autres ” et rejoindre parmi les pages du même livre “ ce que chacun de nous ignore de grand déjà décomposé en lui… ”
“Avant de quitter pour toujours le bureau, je n’ai pu me retenir de dire adieu à mes livres, sagement alignés sur leur étagère. ( … )
Je les ai regardés, comme on se retourne sur des années sacrifiées, un sourire aux lèvres et l’esprit tranquille. Parce qu’ils en valaient la peine. Parce qu’ils étaient témoins et miroirs d’une épopée de solitude, de fierté revendiquée et de dignité assumée (… ) Parce qu’ils portaient mon monde, ma vision du monde, tout un univers de violence et de tendresse. ( … )
Je les ai regardés en sépultures et en tentatives amoureuses. En petits tas d’os défiant le désert qui croît. En orphelins définitifs. En citoyens de l’abîme. En volonté debout. ( … ) Epuisés, certes. Mais toujours rebelles. ”