La vieille dame algérienne
Djida La grand-mère kabyle de Djamel Farès Photo Djamel Farès Cahiers Parl'image
Elle vient d'attaquer les escaliers qui montent dans sa chambre en maugréant. Chaque marche qu'elle ne voit quasiment pas est une ennemie personnelle qu'elle a depuis son arrivée ici. Il lui faut lever le pied tellement haut qu'il lui semble qu'elle grimpe directement au ciel. Ici c'est chez un de ses fils où elle est venue pour se faire opérer des yeux. Sa maladie ça s'appelle la cataracte à ce qu'il paraît. Après quand elle n'aura plus ce voile qui brouille tout ce qu'elle regarde avec une obstination de vieille mule entêtée elle pourra rentrer chez elle.
Ici elle n'est pas chez elle. Bien sûr il y a son fils qui lui fait les commissions et ses petits enfants qui sont les premiers à aller lui chercher ses médicaments ou à lui tenir compagnie quand elle consent à descendre dans les pièces du bas. Mais chaque chose dans cette maison la guette lui tend un piège lorsqu'elle tente de prendre la place qui devrait être la sienne. Les tapis verts et oranges qui sont sûrement très beaux. Le piano en plein milieu du chemin. Le frigidaire qui dépasse de l'alignement font sa honte quotidienne.
Autour d'elle ils disent qu'elle râle tout le temps. Mais ils ne savent pas ce que c'est eux de ne plus pouvoir sortir seule de cette maison sans risquer de se retrouver aussi aplatie qu'une carcasse de chat au centre d'un carrefour. Les autobus sont plus dangereux que des éléphants piqués par un cornac. Et à quoi cela lui sert d'être dans cette ville remplie de vitrines aux ampoules argentées et aux fontaines où coule une eau qui est un mirage pour elle si elle n'y voit goutte. Si elle doit sans cesse être à leur merci pour le moindre de ses gestes. Est-ce qu'elle est vraiment leur prisonnière maintenant ?
C'est qu'elle a toujours été une femme libre dans son pays. Dans sa ville parmi les siens. Elle se moquait pas mal de ce qu'on pensait d'elle contrairement à toutes les autres qui ne se préoccupaient que de l'œil malveillant des voisines et des vieux. Elle n'était pas de celles qui se taisent et baissent la tête devant leur mari ou devant leurs fils parce que des générations de femmes ont accepté de se faire traiter comme l'ânesse ou la chienne qui garde la maison.
Et avec les autres non plus elle ne s'est pas laissé faire. C'est elle qui a dirigé sa maison avec toutes les belles filles qui sont venues lui prendre ses fils un à un et mettre du désordre dans ce qu'elle avait construit jour après jour. C'est elle qui a gagné l'argent et qui a acheté la boutique qui les a fait vivre tous.
C'est elle qui a donné les ordres aux filles au moment où le salon de coiffure était tellement plein qu'on se serait cru au hammam tant elles jacassaient et riaient toutes à la fois en se racontant leur vie. Y en a pas un qui peut se vanter de lui avoir une seule fois parlé autrement qu'il faut à cette époque-là.
Ici elle n'est pas chez elle. Et puis il y a ses fils. Les deux plus jeunes et sa belle fille celle qu'elle préfère qui sont venus l'autre soir avec des idées qu'elle n'aime pas. Il y avait aussi une de ses petites filles qui tenait dans sa main quelque chose d'inquiétant. Quelque chose qui lui a tout de suite dit qu'elle devait se méfier. Elle ne comprend pas bien pourquoi ils avaient entrepris de la faire parler.
“ Allez Mouima… raconte nous quand tu as peint l'âne du voisin… tu sais bien, tu nous l'as dit cent fois c'est tellement drôle. Il faut que tu nous racontes ton enfance pour qu'on se souvienne de tout ça plus tard quand tu seras trop vieille… Raconte Mouima… s'il te plaît… ”
Qu'est-ce qui leur a pris tout d'un coup de s'intéresser comme ça à elle ? Qu'est-ce qu'ils lui veulent au juste ? C'est leur tour de chercher à lui tendre un piège. Parce qu'elle n'y voit plus ils croient qu'ils vont pouvoir la capturer. Lui prendre toutes ces histoires de sa vie comme si elle perdait la tête. Ces histoires sont à elle c'est tout. Non elle ne racontera rien du tout. La vieille dame se dirige en tâtonnant avec le pied vers la fenêtre où un rai de lumière dessine une plage claire qu'elle imagine de la couleur nacrée des narcisses.
Dehors elle distingue la silhouette des fillettes en train de jouer à la marelle dans un halo de pétillements dorés. Non et non ronchonne-t-elle en écarquillant les yeux jusqu'à ce qu'ils soient brûlants et ne lui laissent plus qu'une sorte de velours noir et moiré pour toute certitude. Alors elle se retourne brusquement en songeant que si elle pouvait fixer sur eux son regard ainsi que chaque être humain peut le faire ils la respecteraient comme avant.
Il y en a d'autres qui ont essayé déjà de la déposséder de son passé. De ses victoires sur la souffrance et les nombreuses malédictions. Parce qu'elle a fait la guerre avec les hommes et qu'elle a été assez rusée pour détourner l'attention des militaires de son mari qui avait pris le maquis. Parce qu'elle ne s'est jamais fait mettre la main dessus quand elle portait des armes d'une cache à l'autre sous ses vêtements et qu'elle n'a jamais non plus accepté de participer à des actions injustifiées à ses yeux. Oui elle voyait clair dans l'âme des hommes et ils ne le lui ont pas pardonné.
Ses doigts qui errent machinalement le long du mur rencontrent la clef lisse et froide de l'armoire aux provisions que son fils se charge de remplir abondamment pour elle. Alors elle ouvre d'un mouvement mécanique la porte à battants et jette ses deux mains en avant avec rage.
Ses yeux encore brouillés par les éclats de soleil ne perçoivent qu'une multitude de boîtes empilées les unes sur les autres. Une multitude de formes géométriques qui constituent un ensemble cohérent et défensif face auquel elle n'a que son impuissance. D'un seul coup elle a envie de saisir une des étagères avec toute sa force et de faire s'écrouler sur le plancher de la maison de son fils cette nourriture hostile qui lui donne le droit de ne pas faire plus de cas d'elle que d'un papillon pris dans une bouteille de verre opaque.
Toutes ces boîtes c'est encore une prison de plus qu'ils lui ont faite. Alors soudain elle se souvient de quelque chose qu'elle a entendu à la radio dans son pays avant de partir. Une jeune fille de quinze ans expliquait que les hommes qui les prenaient pour les violer et les rendre esclaves de leur plaisir obscène ne les appelaient pas par leur nom. Ils leur donnaient à chacune un nom de nourriture. De l'intérieur de l'armoire elle ne voit qu'un immense rectangle d'ombre menaçant. Un rectangle de planches comme un cercueil. Heureusement elle au moins elle ne sera pas claquemurée là-dedans quand elle sera morte. Dans sa religion on n'emprisonne pas les morts.
Elle a refermé la porte de l'armoire maudite et elle a donné un tour de clef. Pour se calmer car il ne faut pas que son cœur batte trop fort ça n'est pas bon elle pense que bientôt ils vont l'opérer. Son fils lui a promis qu'après elle verrait à nouveau les minuscules lézards verts du jardin se chauffer au soleil dans les fissures du mur. Alors elle s'en ira de cette ville dont elle n'aura aucun souvenir. Elle s'en ira sans acheter les cadeaux pour les enfants ni pour personne.
Elle s'en ira et elle sera libre de se promener où bon lui semble sans quelqu'un pour lui tenir la main comme à une vieille femme. Libre et fière de rentrer dans sa maison et de retrouver son fils aîné qu'elle aime plus que les autres. Peut-être parce qu'il était le plus proche de son père et qu'ainsi il fait partie de son histoire. L'histoire de sa vie qu'elle ne leur racontera pas.
Non. Elle ne les laissera pas l'enfermer dans cette boîte noire comme si elle était déjà morte. Ses mots ils sont dans sa bouche. Dans son ventre. Dans son foie. Ils sont ses yeux et son regard.
Bientôt elle rentrera chez elle et alors ils la laisseront enfin en paix. Seule avec sa mémoire.
Paris, 10 février 2000