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  • : Les cahiers des diables bleus
  • : Les Cahiers des Diables bleus sont un espace de rêverie, d'écriture et d'imaginaire qui vous est offert à toutes et à tous depuis votre demeure douce si vous avez envie de nous en ouvrir la porte.
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Saïd et Diana

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Image de Dominique par Louis

  Ecrits et dessinés à partir de nos banlieues insoumises toujours en devenir

      Les Cahiers des Diables bleus sont un espace de rêverie d'écriture et d'imaginaire qui vous est offert à toutes et à tous depuis votre demeure douce si vous avez envie de nous en ouvrir la porte.

      Bienvenue à vos p'tits messages tendre ou fous à vos quelques mots grognons du matin écrits vite fait sur le dos d'un ticket de métro à vos histoires tracées sur la vitre buée d'un bistrot, à vos murmures endormis au creux de vos draps complices des poussières de soleil passant par la fenêtre entrouverte...

      Bienvenue à vos fleurs des chantiers coquelicots et myosotis à vos bonds joyeux d'écureuils marquant d'une légère empreinte rousse nos chemins à toutes et à tous. Bienvenue à vos poèmes à vos dessins à vos photos à vos signes familiers que vous confierez à l'aventure très artisanale et marginale des Cahiers diablotins.

      Alors écrivez-nous, écrivez-moi, écrivez-moi, suivez-nous sur le chemin des diables et vous en saurez plus...

 

                                          d.le-boucher@sfr.fr


Notre blog est en lien avec celui
de notiloufoublog 2re illustrateur préféré que vous connaissez et on vous invite à faire un détour pour zyeuter ses images vous en prendrez plein les mirettes ! Alors ne loupez pas cette occase d'être émerveillés c'est pas si courant...

Les aquarelles du blog d'Iloufou l'artiste sans art  sont à déguster à son adresse                   www.iloufou.com  

1 juillet 2008 2 01 /07 /juillet /2008 12:14

Hélène Cixous Alice Cherki/Frantz Fanon portrait fin

        Mais cette volonté de Fanon d'appliquer son expérience d'un moment de l'Histoire à une réflexion sur l'universalité et les causes réelles des violences réflexives échappait sans doute aux intellectuels de gauche français de qui on aurait pu attendre dans ce contexte un intérêt pour cette analyse. Ils ne semblaient pas en effet s'intéresser ni à ce moment-là ni après aux témoignages de ce que vivaient dans leur corps les Algériens ni même aux terreurs balbutiées des jeunes appelés. Tous ceux qui ont lu bien des années plus tard les récits réunis par Jean-Luc Einaudi dans son livre La Ferme Ameziane ont été frappés par la honte et les silences à peine rompus au travers desquels se font ces “ aveux ” d'un corps qui n'a aucun moyen de s'absoudre de son désarroi par le cri ou une quelconque gestuelle.
        Peut-être est-ce cette conscience lucide et visionnaire tout autant dans sa pratique médicale que dans le champ de son écriture qui va mener Fanon à dire de lui-même à cette époque : “ Je vais trop vite, (… ) et j'ai peur de me retrouver seul . Cette modernité dans la pensée et dans l'action il continuera de les appliquer en préconisant dans un de ses articles “ l'ouverture des portes des services psychiatriques, ‘ open door ’ déjà pratiqué dans les pays anglo- saxons. ” Il avait à ce moment également travaillé à mettre en place “ l'hospitalisation de jour ”. “ C'est là, à l'intersection des combats politiques, des innovations psychiatriques et des connivences amicales, (… ) que Fanon écrira, outre des articles et des conférences, L'An V de la révolution algérienne ”, livre qui paraîtra chez Maspéro en 1959.

“ Dans cet écrit, Fanon ne mentionne aucune des grandes déclarations, chartes et autres démonstrations de dirigeants. Il relate des manifestations simples et courantes de la vie quotidienne concernant non pas une élite mais le petit peuple. Il s'appuie sur son expérience à Blida, ses contacts avec les malades, leurs familles, les infirmiers, les militants locaux, et aussi sur son travail à Tunis, où il est amené à rencontrer de nombreux combattants et réfugiés algériens, traumatisés ou pas, venus des villes et des montagnes. Les récits de ces militants, réfugiés et malades venus de différents coins de l'Algérie en guerre sont une des sources essentielles de ce livre.”
Frantz Fanon Portrait

        On a déjà vu combien Fanon se sentait proche de l'Afrique avec sa participation au Premier Congrès des Ecrivains et Artistes noirs ainsi qu'aux développements et débats de Présence africaine fondée en 1947 par Alioune Diop. A partir de 1958 il y effectue de nombreux séjours durant lesquels il “ se fait le chantre de la solidarité africaine ” et se lance “ à corps perdu dans la réalisation de cette unité panafricaine ”. Cette façon d'ouvrir le champ de la révolution algérienne à toute l'Afrique est l'affirmation d'un destin commun à inventer respectant les particularismes “ des peuples construisant une nation ”, au large d'une ségrégation souvent évoquée entre Nègres esclaves et Algériens colonisés. Et à l'inverse elle exclut l'idée de combat pour “ la négritude ” ce qui en reviendrait à un monde clos sur lui‑même. Ici encore tout est mouvement et mise en acte créatrice d'un possible ouvert et néanmoins singulier.

… l'inévitable passage par la violence… ”  

        Après sa participation à Tunis en janvier 1960 à la Deuxième Conférence des pays africains naît entre autres de son intervention un texte intitulé Pourquoi avons-nous choisi la violence ? qui préfigure le développement de la symbolique de la violence des Damnés de la Terre. Il projette d'ailleurs en cette année 1960 le plan d'un livre qu'il abandonnera qui aurait été intitulé Alger-Le Cap et qu'il propose à François Maspero. Se sachant atteint de leucémie dès décembre 1960 il entreprend avec la méthode qu'il a toujours utilisée celle de la dictée de rédiger ce qui sera son dernier manuscrit.
        Dans son esprit, ce livre est en partie une réponse au besoin “ d'une telle réflexion en Afrique et en Algérie , et plus largement “ dans les milieux politiques du Tiers-Monde . La demande acceptée d'une préface à Jean-Paul Sartre qui “ partageait avec lui l'espoir ou l'exigence d'une autre relation des hommes entre eux ”, et sa rencontre avec celui-ci et avec Simone de Beauvoir seront une “ ultime reconnaissance aussi de la part de quelqu'un qui avait profondément marqué son trajet intellectuel depuis ses vingt ans ”.
        Fanon, à travers ce texte nous met en face de l'inévitable passage par la violence personnelle d'abord et peut-être - la question reste posée à ceux qui s'avouent l'échec des mouvements non-violents - par la violence collective. Démarche de la pensée qui reste dans l'inachèvement par la force des choses. Les Damnés de la Terre parus chez Maspéro en novembre 1961 seront interdits dès leur parution comme plusieurs des livres de Fanon et d'autres écrivains à cette époque confirmant ainsi que nous n'étions pas encore prêts de transformer nos interdits en inter-dits.

        “ De même que dans Peau noire, masques blancs, il écrit à partir du corps, mais à corps perdu au sens propre comme au sens figuré. Et cette écriture soutient l'intensité du contenu des cinq chapitres qui composent le livre. (… ) Fanon ne s'arrête plus seulement à la description de la situation coloniale, même s'il la reprend encore plus fermement que dans L'An V. Il analyse la décolonisation “ qui doit porter sur l'être ”, “ être une décolonisation de l'être ”.
Les Damnés de la Terre - Frantz Fanon Portrait

        La théorie de Fanon à laquelle nous sommes bien obligés de souscrire si nous voulons tenir compte et de l'authenticité de nos expériences vécues et de l'observation d'un monde où nous évoluons, en état constant de “ violence soft ”, est que la “ décolonisation de l'être ” ne peut se faire sans violence, compte tenu de la violence que secrètent les sociétés et les différentes formes de pouvoirs. Cela concerne la situation coloniale, mais il en va probablement de même pour toute forme d'aliénation, individuelle ou collective.
        Aliénation qui nous renvoie toujours au corps car le plus souvent dans une situation de contrainte et d'humiliation seul le corps peut exprimer son refus “ par une tension permanente ”. La question “ où passe la violence du colonisé ? ” peut être élargie par exemple à celle du choix ou du non-choix pour nous-mêmes colonisés par les concepts de la société de consommation et aux actes de ruptures qui en résultent.
       Ce sont des formes de violence indirecte qui ont le plus souvent dans le monde occidental pris la place de celles des conflits et des contraintes exercées par les religions les coutumes archaïques et les oppressions diverses. Mais l'absence de choix réel de société pour un individu en est une tout aussi destructrice par la marginalité sans issue qu'elle finit par provoquer.

“ Aujourd'hui, nul ne peut échapper au constat que ce sont les sociétés qui secrètent la violence, même si elles la dénoncent, et cette dénonciation les rend encore plus violentes. ”
Frantz Fanon Portrait

        Les parti pris de Fanon à ce sujet ont paru à beaucoup de ses amis à la fois incompréhensibles et exagérés le classant du côté des apologistes de la violence. La plupart d'entre eux n'ont pas admis la théorie selon laquelle la décolonisation de l'être serait un “ temps de ‘ désordre absolu ”. Sa réflexion sur les similitudes entre l'état du colonisé et celui du malade mental tous deux exclus des rapports humains et sociaux auxquels chaque être libre peut normalement prétendre en arrive à la conclusion du “ non-langage ” excluant toute possibilité de communication autre que celle souvent “ brute ” voire brutale du corps.
        Mais Fanon qui en tant que Noir a eu à affronter les insultes raciales sait de quoi il parle lorsqu'il dit que “ la haine ne saurait constituer un programme ”. Etant entendu qu'elle n'est destinée qu'à un temps précis de la prise de conscience de soi et à être dépassée. Il insiste notamment sur ce qu'il pensait être le rôle de tout véritable révolutionnaire “ ouvrir l'esprit, l'éveiller, le mettre au monde, ‘ inventer des âmes…”
        Fanon se réfère toujours en raison de la période précise où il vit qui est celle de la décolonisation des pays d'Afrique à des sociétés où les individus ont été colonisés ou réduits à l'état d'êtres inférieurs. “ Mais il prolonge cette analyse au-delà de la situation coloniale, car pour lui toute société qui n'ouvre pas à ses membres - surtout les plus déshérités - un espace de parole non dévalué est violente, et cette violence qui les exclut appelle la violence pour conquérir le pouvoir de s'exprimer.” Cette référence à la parole reconnue et à une non‑hiérarchisation des langages utilisés pour se dire renvoie dans notre univers citadin de la modernité au dialogue devenu impossible entre ceux des espaces périphériques dont la langue est de plus en plus orale et métissée et ceux qui occupent la place privilégiée à l'intérieur de la cité où la langue dite classique est considérée comme unique véhicule de la culture.
        En fait, cette réalité du dominant-dominé que les sociétés occidentales avaient exportée au loin se retrouve désormais enclose à l'intérieur de leurs murs et il n'est pas étonnant que Les Damnés de la Terre aient été un livre phare pour les Noirs américains des années soixante. Ceux qui faisaient partie des deux mouvements les plus importants de cette époque, les Black Panthers et le Black Power étaient confrontés également à la réappropriation de la violence tournée jusqu'ici contre eux et au moyen de s'en servir pour se construire. “ Cette violence est utilisée de façon mesurée comme autodéfense, puis comme revalorisation.”

        Quant à la société du spectacle dans laquelle nous vivons et élaborons nos propres mises en scènes intimes pour résorber cet excès d'insupportables tragédies quotidiennes s'y côtoient comme des continents à la dérive et s'y frôlent les plus grands impensés des violences et des aliénations ancestrales qui nous manient telles des marionnettes au-dessus d'une scène où nous ne mettrions jamais pied à terre. Cette sensation d'être suspendus hors de son corps‑même d'être manipulé par des forces inconnues d'être agi à sa place est ce qui arrive à chacun de ceux qui n'a pu faire le choix de ce qu'il veut être en rupture avec ce qui le nie. Peut-être notre chance est-elle aujourd'hui de ne pouvoir fuir cette civilisation métisse qui est venue à nous avec les premiers ouvriers immigrés il y a une quarantaine d'années et qui est devenue la nôtre.
        C'est elle qui est en train de nous entraîner malgré nous à penser cet impensable et à inventer une langue pour le retracer. Ceux qui ont fait le choix de l'écriture comme médiateur entre la cruauté d'un monde qui leur demeure étranger et les rejette de toute façon et la violence qui en eux demeure génératrice de vie de mouvement, de passion créatrice en devenir peuvent sans doute faire également leur cette affirmation : “ L'écriture devient la scène où réinscrire le drame de son rapport au monde. ”
        Cette langue dont nous avons besoin aujourd'hui “ truffée d'images issues du corps et des sensations ” pour nous dire multiples Fanon en pressentait et en inventait il y a quarante ans certains rythmes que celles et ceux qui ont vécu comme moi un métissage culturel au cours de leur enfance et de leur adolescence reconnaissent. A nous désormais pour qui l'origine n'est qu'un terrain vague infini entre ici et ailleurs de tenter de répondre à la question posée par Alice Cherki à la fin de son livre : “ Comment déconstruire une langue et la faire vibrer autrement ? ”

Image du Magazine Fumigène 2007       

       “ S'ouvre ainsi la liberté qu'une langue en affecte une autre et qu'elles acquièrent finalement toutes les deux le même statut, celui de ne jamais pouvoir vraiment dire l'origine. ”
Frantz Fanon Portrait

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26 juin 2008 4 26 /06 /juin /2008 23:22

Cet article de Jean Pélégri sur Camus qu'il a connu et aimé à sa façon est un de ceux qui reste à mes yeux le plus vrai et le plus proche de cet homme sur lequel on a pu lire tout un fatras de bêtises prétentieuses et comme toujours lorsqu'il s'agit de Jean il est empreint de modestie et d'une intuition poétique qui donnent l'impression qu'il a été écrit hier...
Pour le confort de la lecture et en regard à la force de cette relation le texte est publié en entier même s'il est un peu long je pense que c'est mieux... 
Les lignes qui précèdent le texte sur Camus sont extraites des cahiers inédits que Jean m'a confiés avant de nous quitter il y a quatre ans...






Image Jean Pélégri 2007
Louis Fleury


Etre le Kateb


J’écris ou plutôt je parle, pour être entendu un jour de toute une foule.

Pour que l’homme, qui me lit dans la solitude de sa maison, retrouve dans mes paroles la voix de tous les hommes, ses frères.

Art poétique
Non daté

 













A propos de Camus, débuts et suites
Article écrit pour la revue Simoun

Jeudi, 22 mai 1960

L’exil et le Royaume

      Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois, un soir, à Paris, vers minuit, à la suite d’une rencontre de hasard - dans un café qui faisait face au théâtre où l’on jouait Requiem pour une Nonne. Et nous avions parlé de l’Algérie…
      Il est toujours étrange de rencontrer, ailleurs, quelqu’un de son pays : cela donne une impression d’exil. Je l’ai éprouvée ce soir-là, dans la chaleur de ce café à la fois intime et exotique. Les cafés parisiens sont pour nous si différents de ceux d’Alger, que la rue paraît traverser, mais en même temps, à cause de nos lectures et des films, ils nous semble les avoir toujours connus, dans une vie antérieure.
      Dehors, c’était une nuit d’hiver. Des autos défilaient derrière les rideaux. On distinguait au passage leur ombre noire, la lueur des veilleuses, le chuintement des pneus sur le goudron mouillé. Qu’il semblait loin le bonheur marin de Tipasa !
      Moi, j’essayais d’accorder l’image de l’homme qui me parlait et celle que je m’étais faite de lui, à travers ses livres - j’essayais d’accommoder… Je ne me doutais pas que je n’aurais pas d’autres souvenirs de lui.
      Il m’avait pourtant invité à venir le voir. Mais je n’avais pas osé - par pudeur, par fierté. J’attendais d’avoir des raisons plus solides à son estime. En regard de lui je n’étais rien. Ensuite, à l’occasion de mon livre, il m’avait écrit, à plusieurs reprises - mais on n’ose pas croire aux lettres. J’attendais… ! Nous avions, me semblait-il, toute la vie devant nous… Ce n’est qu’après sa mort que j’ai su, par d’autres, que je ne lui étais pas indifférent.
      Savais-je d’ailleurs moi-même la profondeur de mon attachement pour lui ? Je pensais qu’il y entrait surtout de l’estime, de l’admiration, une obscure complicité venue d’une terre et d’un ciel communs – peut-être même un sentiment moins désintéressé : celui par lequel nous nous identifions, naïvement, avec un homme de notre pays, quand la gloire le visite. Et puis, un matin, dans le journal, un gros titre, une photo… “ Il y avait, disait le journal, il y avait sur son visage comme de l’étonnement ”.
      Moi, dans les jours qui ont suivi, c’est de vivre que j’étais étonné - étonné jusqu’à la stupeur. Chaque fois que je mangeais un fruit, ou que je voyais un rayon de soleil, sur une table, un livre, une robe, je ne pouvais m’empêcher de penser à lui. Je ne pouvais me faire à l’idée que ces simples plaisirs de l’œil et de la bouche, qu’il avait tant aimés, lui fussent désormais interdits. Comment l’imaginer, lui, dans ce définitif exil ? Comment imaginer sans lèvres et sans sourire, sans regard, celui qui nous avait appris à voir - à voir d’un autre œil, celui de l’art et de la mémoire, la mer et le soleil quotidiens ?
      Il me semblait aussi qu’avec lui s’était évanouie, du même coup, dans la même vague, toute une région de mon paysage intérieur - qu’une certaine mer, un certain golfe s’étaient engloutis à jamais, un certain printemps “ où les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes ”.
      “ Les îles ont fui ”, dit l’Apocalypse… J’avais perdu la mer. Elle s’était retirée de moi. Et Tipasa n’existait plus !


Photo Jean Pélégri détail
Djamel Farès 2000


      A cette stupeur, à ce grand vide soudain, s’ajoutait une peine plus simple, plus fondamentale, cette du cœur - “ qui nous fait évoquer des morts les phrases familières ”. Je me souviens qu’avec des amis algériens, pendant ces jours - et il y avait, me semble-t-il, un beau soleil sur Paris, la Seine et les allées du Bois - nous n’avons cessé de parler de lui, essayant d’additionner, dérisoirement, les quelques images, vivantes, que nous avions dans nos mémoires. Comme si ce mort illustre était aussi un mort personnel ! Ce n’était pas seulement un grand écrivain que nous avions perdu, mais quelque chose d’autre - singulièrement nous Algériens - quelque chose comme un frère.
      Et aujourd’hui me voilà, comme beaucoup d’autres, avec toutes les conditions de l’amitié - mais sans l’ami. Réduit à me retourner vers mon seul souvenir : cette rencontre au milieu de l’hiver parisien.

      Quand je songe à ce soir-là, je me demande s’il l’avait encore en lui, le bonheur de Tipasa. J’aurais dû lui poser la question, elle est importante. Pour nous tous. Mais je ne savais pas… Je l’ai quitté comme on quitte un vivant… Il pleuvait dans la rue - une rue froide qui ne sortait d’aucun de ses livres. De ce fait, elle ressemblait aux rues de l’exil, telles qu’on les imagine. Est-ce ainsi que Paris lui apparut, quand il fut chassé d’Algérie ? Ce qui me frappe en effet, depuis cette rencontre, chaque fois que je le relis, c’est l’importance dans toute son œuvre, l’obsession de ce thème de l’exil.
      De l’Etranger jusqu’à l’Hôte, ce thème revient constamment sous sa plume, au propre et au figuré - comme il revient dans sa vie, avec cet intérêt passionné qu’il a toujours montré à l’égard de tous les exilés. Peut-être même le sentiment de l’absurde n’est-il, chez lui, que la transposition métaphysique de ce thème. L’homme exilé de sa terre, s’exile du ciel. C’était là semble-t-il l’épine profonde enfoncée dans sa chair. Et c’est par là que son œuvre est exemplaire pour tous les écrivains algériens, surtout ceux d’origine européenne. Nous sommes tous, en effet, des fils d’exilés, et peut-être, à leur tour, nos fils le seront-ils.
      Aussi retrouvons-nous en elle tous nos problèmes et toutes nos difficultés, toutes nos ambiguïtés - ce balancement crucifiant entre nos deux patries : l’Algérie et l’Europe - que connaissent aussi les écrivains musulmans de langue française. L’une est la terre de l’enfance, sans être celle de l’innocence ; l’autre, la capitale de l’esprit. Mais entre les deux, il y a toujours, en nous, une large mer, une mer de séparation -où nous nous obstinons péniblement, vainement peut-être, à dresser des ponts, que la moindre vague emporte. C’est là notre travail de Sisyphe. Il fait de nous des condamnés à la conciliation - à la réconciliation.
      Il fut ce condamné, bien avant tous les autres. Inlassablement, il poussa ce rocher - d’abord seul, dans le silence de l’indifférence, puis au milieu des railleries et des huées. Toujours à contretemps, dans la volonté lucide de déranger les conformistes du moment. Il le fit avec passion et mesure - ce qui est la marque du véritable amour, avec l’initiative et la persévérance.
      C’est là que se situe mon deuxième souvenir.

      C’était à Alger, par un après-midi de janvier 1956. Il était venu inviter les hommes de son pays à une trêve civile, pour épargner les victimes innocentes - et à cause de cela, sa vie était menacée. Cela se passait au Cercle du Progrès sur la place du Gouvernement, ce lieu de rencontre entre deux villes, mais endormi jusque là dans le passé. C’était de cette place, me racontait mon père, pue partaient autrefois les diligences, pour la plaine ou la montagne. Et c’est là qu’adolescent, dans la chaleur de l’après-midi, je prenais, pour aller vers la ferme natale, un car rempli de vieux Arabes à l’allure royale - un car tout bleu.
      Je l’avais toujours aimée, cette place : elle était un lieu d’amitié avec les miens, avec la mer. Noces m’avait appris à mieux l’aimer encore, à l’aimer telle qu’elle était - mais avec des mots. Je pensais bien la connaître. Pourtant, en ce soir de janvier 56, elle allait, grâce à lui, prendre un visage tout différent, se métamorphoser.
      Sous les arcades, à la grande porte de l’immeuble, deux courants s’opposaient déjà, celui de la fraternité et celui de la violence. Quelle stupeur de reconnaître, au hasard d’un remous, défigurés, des visages de camarades de lycée, avec qui autrefois, pendant la récréation de dix heures, j’avais partagé la “ coca ” à vingt sous - de les voir, pour la première fois, revêtus du masque politique de la haine. La plupart, hésitaient encore entre le chahut et l’émeute. Par moments, une plaisanterie fusait, qui les démasquait. Les rôles, ce soir-là, n’étaient pas encore bien connus. Ce n’était qu’une répétition.
      Je n’avais pu entrer, faute de carte, et j’étais allé m’adosser à un ficus. Autour, sur la place, dans le ciel, c’était le crépuscule - tel qu’il l’avait toujours décrit : le jour, avec ses certitudes, basculait dans la nuit. Pourtant, ce soir-là, à cause de lui, on pouvait espérer encore - résister à cette défaillance de la lumière. La nuit n’était pas totale. Au troisième étage, les grandes fenêtres du Cercle du Progrès étaient illuminées, fastueusement. Et en les regardant, je me sentais un peu comme le pauvre de Victor Hugo qui contemple, avec envie, le festin auquel il n’a pas été convié. Là-haut, dans cette salle où contre le même désespoir se coudoyaient Musulmans et Européens, c’était peut-être - moment encore plus éphémère que la gloire fragile du jour - c’était peut-être le dernier festin de l’amitié !
      C’est alors que se produisit la métamorphose. La place, avec ses maigres arbres, ses mendiants, sa foule du soir, ses trams bondés, sombrait - mais pas dans la détresse de la nuit, comme à l’ordinaire. Elle semblait naître au contraire, basculer dans une existence nouvelle, s’éveiller brusquement d’un long sommeil pittoresque et colonial - celui que beaucoup d’écrivains de passage, Gide par exemple, avait décrit, fixé, comme on le fait des papillons morts, en les épinglant. Ce soir-là, une passion la traversait, une passion neuve et sombre - la sienne.
      Un moment même, il me sembla que le décor, pourtant familier, surgissait soudain… d’un roman de Dostoïevski - cet auteur qu’il avait lu dans sa chambre de Belcourt, fenêtre ouverte sur les bruits de la rue, et par lequel il avait appris, lui le Méditerranéen, à donner sens, profondeur et mystère au paysage ensoleillé de ses certitudes. En effet, sous mes yeux, cette place se faisait fiévreuse, exaltée, fascinante, blanche et noire comme le mal et le bien. Etrange dépaysement !
      C’est à cet instant, sans doute, que je l’ai le plus profondément admiré, et secrètement envié. Rares en effet sont les écrivains qui peuvent ainsi accorder leur œuvre avec leur vie et réussir, dans la même démarche, cette double création. Lui, par sa seule présence, il était parvenu à donner sens nouveau au quotidien, à éveiller ce qui était endormi. Sa présence, et son courage, stylisaient en quelque sorte le réel. Si bien que sa vie, à l’image du soir, prenait le visage d’un destin. “ Les mots de la fin étaient prononcés ”. 

      C’était la dernière répétition de la tragédie qui commençait. Déjà, en effet, tandis qu’il parlait pour éveiller et pour réunir, des hommes s’étaient groupés sur la place - ses frères de race - et, comme pour l’exiler une nouvelle fois, ils le huaient, avec des cris de mort. Ils le huaient dans la ville de sa mère… “ Oui, tu es mon frère, et vous êtes mes frères que j’aime. Mais quel goût affreux a parfois la fraternité ! ” Ensuite, dans la nuit tombée, devant la statue du Duc d’Orléans, ils avaient allumé un grand feu, qui éclairait les naseaux du cheval de bronze - le premier feu de la haine.
      Pendant les mois, les années qui allaient suivre, nous n’aurions, pour éclairer notre nuit, que ce seul feu. Encore aujourd’hui, il nous glace. Mais qui saura encore nous dire qu’il y a, pour les hommes d’un même pays, d’autres recours que celui-là pour faire face au désespoir, pour équilibrer les forces de la nuit ?

      Aussi est-ce toujours vers ce souvenir de janvier 56 que je me suis retourné, chaque fois qu’à Paris ou ailleurs, j’ai entendu certains critiquer, jusqu’à l’insulte, du fond de leur fauteuil et avec la bêtise doctorale de l’ignorance ou de la haine, ce qu’ils appellent “ le silence de Camus ” !… Beaucoup font les braves, dit Bertolt Brecht, comme si les canons étaient braqués sur eux - alors qu’il s’agit simplement de lorgnettes de théâtre . Et c’est vers ce souvenir que je retournerai encore, si un jour, quand ils auront vingt ans, je devais rencontrer les enfants de Camus. Oui, je leur parlerai de ce soir-là - pour qu’ils puissent, un instant, savourer ce très doux bonheur : être fier du courage de son père.
      Je voudrais, pour conclure, exprimer un vœu, un vœu naïf, dont il aurait lui-même souri… Il faudrait qu’un jour, une fois la paix revenue et Tipasa délivrée de ses barbelés, cette place, ou une autre, porte son nom - pour que son exemple, qui aujourd’hui encore nous invite à na pas désespérer, ne soit pas oublié. Ne sommes-nous pas d’une terre où l’on aime honorer les morts ? Et peut-être pourrons-nous ainsi dans ce geste dérisoire, oublier un peu qu’à plusieurs reprises, nous l’avons condamné à l’hiver de l’exil.
      On graverait sur une plaque - mais assez haut, pour la mettre à l’abri des imbéciles - les mots qu’il prononçait ce soir-là : “ En ce qui me concerne, j’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. Bien que j’aie connu et partagé les misères qui ne lui manquent pas, elle est restée pour moi la terre du bonheur, de l’énergie et de la création. Et je ne puis me résigner à la voir devenir pour longtemps la terre du malheur et de la haine… Puisque c’est là notre tâche, si obscure et ingrate qu’elle soit, nous devons l’aborder avec décision, pour mériter un jour de vivre en hommes libres. ”
      Ce serait une consolation, pour nous qui sommes du royaume, de se donner rendez-vous sur cette place avec des amis, avant d’aller vers le port - une petite consolation - malgré l’incroyable étrangeté de voir ainsi pétrifié, à jamais, celui qui fut notre jeunesse.
      On se souviendrait plus facilement, en lisant ces mots, ces mots déjà tout préparés pour la fin, de ce jeune homme en costume blanc qui marchait vers la mer, sous le soleil - au temps de l’invincible été.

De longs extraits de ce texte ont été publiés dans le livre sous forme de dialogue Jean Pélégri l'Algérien Le scribe du caillou Ed.Marsa, 2000

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24 juin 2008 2 24 /06 /juin /2008 23:08

Hélène Cixous Alice Cherki et Frantz Fanon suite...

          A partir de la publication de Peau noire, masques blancs, l'on peut commencer à parler de la façon particulière de se mouvoir en écriture que Fanon a adoptée et perpétuée pour chacun de ses textes. D'après sa femme Josie “ Fanon a écrit la première mouture de ce livre en le lui dictant, tout en marchant de long en large comme un orateur qui improvise… ” Et “ cette parole dite à un autre de préférence proche et inscrite par cet autre, était son premier et essentiel support ”.
          La parole est donc l'expression d'un corps en mouvement une surrection du sens jaillie d'une tension musculaire et de l'échange avec l'autre. Chaque moment de sa vie d'homme et de militant ainsi que de son travail de psychiatre le confirmera. Tout dans sa démarche est relation voulue de proximité du corps et de la parole. Qu'il s'agisse de la réflexion sur son expérience médicale menée en simultanéité avec celle-ci dans le rapport qui s'invente sans cesse du “ malade ” au “ soignant ”. Qu'il s'agisse de la manière de la transmettre par l'intermédiaire du lien de celui qui dicte à celui qui prend en note. Qu'il s'agisse de rompre le rapport d'aliénation réciproque de celui qui humilie ou torture à celui qui est en situation de victime. Fanon ne fuit jamais la violence de l'altérité au contraire il la provoque pour la comprendre et la dépasser par ce qui peut de part et d'autre en être dit.

          “ Mon ultime prière : Oh mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge. ” En effet, la profonde singularité de cet ouvrage, outre le propos, tient à son écriture. Son originalité est dans la nécessité de transmettre une expérience par un corps à corps avec la parole. ”
          Peau noire, masques blancs - Frantz Fanon Portrait

          Devenu médecin du cadre des hôpitaux psychiatriques son départ pour l'hôpital de Blida en 1953 correspond peut-être à l'impossibilité d'obtenir un poste aux Antilles ou au Sénégal. Une lettre à Léopold Sédar Senghor étant restée sans réponse. A l'hôpital de Blida‑Joinville où il travaillera de 1953 à 1956 il va se trouver confronté à ce que l'on a appelé la théorie du “ primitivisme ” consistant à voir “ dans l'indigène nord-africain un homme primitif dont l'évolution cérébrale est anatomiquement défectueuse, différence raciale génétiquement fixée ” doctrine des “ psychiatres de l'école d'Alger ”.
          Cette thèse figure dans le Manuel alphabétique de psychiatrie, édité en 1952 et qui sera “ le seul ouvrage de langue française accessible aux étudiants et apprécié par eux ” au moins jusqu'aux années 1970.
          Fanon prendra la parole dans la revue Consciences maghrébines sur le sujet rapprochant cette théorie de celle selon laquelle “ l'Africain normal est un Européen lobotomisé ”. Cette remise en cause par l'écriture de notions racistes prétendant s'appuyer sur une observation médicale se fera de manière simultanée avec la mise en place à l'hôpital de Blida de la socialthérapie.
          Fanon comme tout vrai vivant ne reste jamais dans une dénonciation négative. Il joint aussitôt à l'invalidation d'une pensée archaïque la mise en mouvement et en acte d'un nouveau type de relation humaine qui esquisse une réelle réciprocité du regard.
          A partir de 1954, Fanon participe à la révolution algérienne et va s'inscrire dans ces moments de l'Histoire qu'il considère comme reflétant “ son souci de désaliénation des plus aliénés ” avec une trajectoire qui continue de refléter à la fois sa différence et sa proximité. Il rédige durant la grève des étudiants de l'été 1956 Racisme et culture qu'il présentera au Premier Congrès des Ecrivains et Artistes noirs en septembre 1956 à Paris à la Sorbonne.

          “ Il revient avec force sur l'idée selon laquelle le racisme est un élément culturel, c'est‑à-dire un ‘ élément qui se renouvelle, se nuance en fonction de l'évolution de l'ensemble culturel qui l'informe ’. Le racisme biologique, qui se veut scientifique, cède la place à ce racisme culturel, reprise subtile par la modernité, après 1945, des énoncés racistes : l'objet du racisme, ce n'est plus la configuration du crâne ou la couleur de la peau ou la forme du nez, mais une ‘ certaine forme d'exister ”.
          Frantz Fanon Portrait


Enfants palestiniens à Jérusalem
1993
Photo Marc Fourny


          L'allusion faite par l'auteure à l'écriture “ dans le même temps ” du Cadavre encerclé et de Nedjma par Kateb Yacine situe parfaitement où l'on en est et ce qui se dit par l'écriture de la pétrification d'une culture et d'une population dont le corps demeurera à la fois amputé de lui-même et captif. Toutes ces formes de mises en esclavage “ partiel ” laissent subsister dans l'être juste assez de “ non-identité ” en-deçà de laquelle il n'est plus rien pour qu'il puisse garantir à l'autre sa totalité régnante et son unité physique sa factice grandeur.
          L'image du cadavre d'une culture et d'un peuple encerclés renvoie en effet à ce qui se joue dans la violence humaine comme étape précédant l'accomplissement de la disparition absolue et finale de l'autre lorsque le dominant ne requiert plus du tout d'esclave… lorsqu'il est lui-même tout à fait mortvivant. Le cadavre ne sera effectivement jamais enterré ne retrouvera jamais ni sa terre ni aucun territoire de mémoire pouvant à nouveau “ le rappeler ”… “ le souvenir ”. Il est hors de toute parole sans-souvenir et sans sépulture.
          Or le rêve de Fanon ne pouvait que rejoindre celui des femmes et des hommes qui écrivent aujourd'hui à partir de l'expérience des divers métissages qui se sont tissés au sein des sociétés modernes dans lesquelles ils vivent. Ce en quoi, être de mouvement il voyait déjà au‑delà du strict présent. “ La culture spasmée et rigide de l'occupant, libérée, s'ouvre enfin à la culture du peuple devenu réellement frère. ”
          A la fin de l'année 1956 lorsque la situation en Algérie devient intenable Fanon envoie sa lettre de démission et reçoit en réponse un arrêté d'expulsion. Après avoir transité par Paris il rejoint Tunis début 1957. Il entre rapidement “ dans le service de presse, encore embryonnaire et éclaté entre le Maroc et la Tunisie ”. Il joint à cela “ un poste de psychiatre à mi-temps à l'hôpital de la Manouba ”. Dans l'été 1957 il intègre l'équipe rédactionnelle d'El Moudjahid, organe de presse du F.L.N. Il va y participer à la rédaction de nombreux articles durant les années de guerre, travail militant réalisé en commun et dans l'anonymat plus laborieux que “ glorieux ” où les passages les plus personnels écrits par Fanon ne sont souvent pas retenus.
          Fidèle à l'idée qui le préoccupe depuis le début de sa réflexion “ il s'intéresse essentiellement dans ces écrits à l'affrontement entre le colonisé et le colonisateur ”. Il entre en contact avec la réalité de la torture en Algérie ce qui donnera à mon avis le passage le plus fort de sens des Damnés de la Terre à savoir le chapitre 5 intitulé Guerre coloniale et troubles mentaux. Il y présentera dix cas de troubles mentaux et de comportements violents dus à “ l'atmosphère de guerre totale qui règne en Algérie ”.
          L'article qui paraît alors sur ce sujet dans El Moudjahid s'intitule L'Algérie face aux tortionnaires français. Nous voici avec ce passage de la vie et de l'écriture de Fanon au coeur de ce qui répercute l'aliénation dans son cycle ne présentant plus à force ni début ni fin. La trace transmise d'une “ culture de la douleur et de la honte ” qui s'inscrit dans le corps en-deçà et au-delà de la main du bourreau est une forme de négation très difficilement communicable. Seul justement le bourreau sait et “ partage ” le ressenti de sa victime et ce couple mortellement uni demeure bien après les guerres la donnée de base des esclavages futurs : “ … nos actes ne cessent jamais de nous poursuivre ”, écrira Fanon dans Les Damnés de la Terre.


A suivre...

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17 juin 2008 2 17 /06 /juin /2008 23:08

Hélène Cixous Alice Cherki/Frantz Fanon suite...

        Et certes le courage de dire ce qui ne se dit pas : “ c'est un secret, c'est ce qu'elle me laisse ”, ne peut venir que par une transmission féminine de tout ce que contient la “ vieille Valise” mémoire du corps et de ses maux-mots. Transmission-libération du chien à trois pattes, “ ocre chiot ineffable entre l'infini de l'oubli et l'infini de la mémoire ”. Ce qui est dit à “ d'autres ” n'appartenant pas à “ nous ”, ce qui est livré dé-livre, ce qui est enfin transgressé permet d'affranchir “ l'autre ” de la culpabilité sans objet réel, de la méconnaissance infranchissable. Là où il y a cadeau de sens pour celui qui ne sait pas, il y a désir de désaliénation réciproque.
         C'est une accélération soudaine du mouvement de rapprochement, comme une danse de désenvoûtement, une course à contre-courant de tant de temps pétrifié. Une culbute des corps eux-mêmes cessant de freiner pour enfreindre la peur ossifiée dans les cachots des silences amortis, et se rejoindre par le circuit le plus court avant de n'être à nouveau in-terre-rompus. Là où il y a récit et écoute du récit là seulement il peut y avoir cicatrice.
        “ Mais je ne suis pas la seule, nous l'avons tous tu et sans mot donné et sans briser le sceau déposé il y a des dizaines d'années. (… ) Mais d'un autre côté, il y a eu choix, cette femme a été choisie pour mongolien entre toutes les sept cents mille autres femmes. ”
        Qu'est-ce qui fait qu'on est ce qu'on naît si ce n'est un hasard diabolique qu'on a coutume d'appeler destin et qu'on sert à table toute la vie ? Toute la vie avant, jusqu'au moment où la tentation d'après s'approche à pas de loup et où on tire la nappe d'un geste improvisé imprévisible renversant du coup les mets, les convives et les menus objets du festin. C'est une vraie pagaille qui s'ensuit où on peut dé-choir de son habit désigné sans honte d'être nue tant il est plus aisé de changer d'habit que de peau. La forclusion du mongolien a une peau qui dure et qui demande une éternité d'impatience pour s'en sortir. “ En bas de la scène infatigable le Livre nerveux, veut, veut, veut. ”
        Et je songe ici à une des phrases d'Hélène Cixous lors de notre entretien : “ Je ne peux même pas penser que je pourrais me retrouver un jour devant la tombe de mon père. Je l'exclus absolument comme étant d'une violence terrible. ” La femme qui a été choisie par la mère et par le Livre pour “ pousser la porte de cette nuit ” n'a plus peur de traverser “ le vestibule de l'apocalypse ” pour se rendre sur la “ Tombe ” dans le “ cimetière ” “ potager ” et se réapproprier une “ miette grosse comme un ongle ” de la terre et du corps du fils-père mort afin de rendre cette mort et toutes les morts plus familières. Et de les guider vers l'oubli.
        Premier voyage symbolique aussitôt suivi d'un second sur l'emplacement de la Clinique pour faire la lumière sur le refoulé de la scène primitive d'une épouvantable violence. “ Le livre me pousse à retourner à Alger ”… Alger lieu ancien de la patte coupée après tant d'autres. Lieu renouvelé où “ la mort est enfin entrée avec une grande simplicité dans notre vie et dans notre famille… ”
        Le second voyage commence, il se déroulera à travers le corps d'un enfant mort et mis en boîte depuis longtemps, momifié, corps qui fait pourtant encore souffrir et dont il va falloir accepter de se débarrasser pour ne plus être le chien à trois pattes, le chien boiteux. Ainsi en a décidé le Livre.

        “ J'ouvre les mains. On ne reprend pas l'enfant qu'on a donné. Il faut que je m'arrête me dis-je. Je fermai le livre. (… )
J'ai laissé la porte de la Clinique se refermer derrière moi. ”

Alice Cherki / Frantz Fanon

        “ Fanon croyait en l'homme incroyablement. Il ne pensait pas forcément au progrès, mais qu'à force de désirer, la vie l'emporte sur la mort. ”
Frantz Fanon Portrait

        Ce qui m'a intéressée parmi les différentes facettes de la personnalité d'un homme riche en contradictions et en excès - “ il ne faut pas s'économiser… ” résumerait assez bien sa pensée - c'est l'intérêt qu'il portait à l'écriture comme mouvement du corps et la réflexion qu'il a menée à travers elle sur l'aliénation de l'être et ce dès le début de son histoire.
        Né en Martinique en 1925 où il connaît et lit Aimé Césaire il va sitôt débutées ses études de médecine en France où il part parce qu'“ il étouffe dans une société étriquée et immobile ” et parce qu'il n'y a “ pas de faculté aux Antilles à cette époque-là ”, se préoccuper de littérature et de philosophie autant que de ce qui deviendra son métier, la psychiatrie.
        C'est cette particularité de sa démarche consistant à ne pas établir de séparation entre son expérience médicale et politique, sa vie d'homme, et son travail de journaliste et d'écrivain qui rendent le personnage attachant, et l'écriture, à la fois vivante puisque suivant le mouvement de son évolution au contact des autres, et particulièrement clairvoyante quant à la répétition de relations inhumaines.
        Il commence d'ailleurs lorsqu'il est étudiant en psychiatrie à Lyon, par rédiger un article qui sera publié dans la revue Esprit en 1952, intitulé Le syndrome nord-africain. Ce texte le premier rendu public situe quelle sera durant toute sa vie la préoccupation passionnée qui donnera naissance à ses livres. Il s'agit déjà d'“ une extraordinaire interrogation sur le rejet et la chosification d'un autre, baptisé ‘ bicot ’, ‘ bougnoule’, ‘ raton’, ‘ melon’. ”
        “ Il met en évidence l'attitude raciste et rejetante du corps médical français devant un patient nord-africain qui se présente avec sa douleur. Il est sa douleur et ne peut être dans le langage qui préciserait un symptôme. (… ) L'ouvrier nord-africain, coupé de ses origines et coupé de ses fins, devient un objet, une chose jetée dans le grand fracas. ”
“Le syndrome nord-africain” - Frantz Fanon Portrait
        Quelques années avant d'aller expérimenter un ressenti identique en Algérie, Fanon observe dans la situation en miroir, le mépris en métropole concernant la population ouvrière immigrée dont le corps est deux fois “ coupé ” voire mutilé dans son autonomie par un asservissement physique dont il ne peut se défaire ni par les mots ni par les actes. La thèse qu'il rédige et qu'il présente en premier lieu sera le futur texte du manuscrit de Peau noire, masques blancs, qui est alors refusé. C'est à l'hôpital de Saint-Alban, en Lozère, avec le docteur Tosquelles, “ psychiatre, émigré espagnol antifranquiste ” qu'il “ pratique les techniques de soins de l'époque associées à la social-thérapie ” qu'il mettra plus tard en place à l'hôpital de Blida. Peau noire, masques blancs retravaillé en collaboration avec Francis Jeanson est publié aux Editions du Seuil en 1952.
        Dans ce premier ouvrage il s'agit de “ transmettre une expérience subjective d'homme noir plongé dans un monde blanc dominant et sûr de sa suprématie (… ) procéder à une analyse qui essaie de rendre compte de cette condition dans l'espoir de la dépasser, aussi bien pour l'homme noir que pour l'homme blanc. ” Il est donc question ici de parler de la situation non seulement de domination de l'autre sur soi mais du fait qu'il est l'unique “ référent ” sur tous les plans y compris et surtout sur celui du corps… de l'épiderme… et du sang lui-même - ce qui ne sera jamais anodin pour Fanon - ainsi que du langage intimement lié à l'expression de ce corps. Cette prise de conscience se double d'un refus de repli dans l'origine dont on sait qu'il est également générateur de violence réflexive et autodestructrice.
        “ Je n'ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race. Je n'ai pas le droit, moi homme de couleur, de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d'une culpabilité envers le passé de ma race. Il n'y a pas de mission nègre, il n'y a pas de fardeau blanc. Le nègre n'est pas, pas plus que le Blanc. Tous deux ont à s'écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une véritable communication. ”
Peau noire, masques blancs - Frantz Fanon Portrait
A suivre...

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11 juin 2008 3 11 /06 /juin /2008 15:18

Dans mon pays... Anouar Benmalek

Après vous avoir parlé des poèmes d'un grand ami Patrick Navaï voici un autre grand ami et dont j'aime mieux vous tchatcher quelques mots des écritures poétiques que de ses romans aujourd'hui... Les romans sont à venir pour dans un jour ou deux... Et de toute façon l'écriture d'Anouar est un désir de poèmes donc... à suivre...

Ma planète me monte à la tête, Historiettes à hue et à dia pour briser le cœur humain, Anouar Benmalek, Ed. Fayard, 2005.

 Quelques mots pour l’ami Anouar...


 
“ Dans mon pays
les oranges sont citrons
et les citrons sont oranges
les labyrinthes sont simples
et les fruits font beaucoup de bruit en naissant ”

      Quelques vers d’un poème d’Anouar Benmalek, intitulé “ dans mon pays ” ça peut paraître étrange à celles et ceux qui ne connaissent ni Anouar qui nous surprend toujours avec les thèmes de ses romans lui qui né en Algérie prend pour espace de ses livre des territoires toujours lointains et différents à la façon des voyageurs vrais de l’obscur d’écrire ni son goût d’une écriture poétique qui d’un coup se tire de l’ours à peine commencé pour faire un recueil de poèmes et voilà !
      On peut être en exil à l’intérieur de sa cité parmi l’exil de ceux avec lesquels on vit chaque jour comme le p’tit renard sur sa planète étrange lui qui ne manque pas les roses mais heureusement qu’y a les couchers de soleil ! Exil des habitants ouvrières et ouvriers renards de la cité d’urgence qu’ils ne cessent de raconter et qui devient de plus en plus mythique à mesure que le pays d’origine s’éloigne mais qui nourrit le présent de rêves et d’une sensualité faite de parfums de couleurs et de sonorités qui sont aussi les nôtres…
      Et on peut faire sa maison de cette étrangeté venue à nous comme une offrande d’ailleurs que tant de peintres de poètes et de simples voyageurs ont été chercher dans ces lointains lumineux. Nos paysages de banlieues et de périphéries sont oranges et citrons offerts par les mains de l’étranger l’ami étranger venues de ces contrées chères à Rimbaud qui est allé y chercher une autre maison que celle des mots…
      Embarqué pour Gênes et Alexandrie surveillant d’une carrière au désert dans l’île de Chypre puis surveillant au palais du Mont-Troodos le dieu Rimbe cherche du travail dans tous les ports de la Mer rouge… Djeddah… Souakim… Massaouah… Hodeidah… avant d’arriver en Abyssinie qui est l’Ethiopie magnifique d’aujourd’hui et de prendre le premier bateau ivre direction l’Arabie heureuse et Aden pour finir… ce “ roc affreux, sans un seul brin d’herbe ni une goutte d’eau bonne… ”
         Rimbaud et son éternelle fuite vers le désir d’étrangeté et d’inconnu qui le mène à Harar vendre le café les peaux l’ivoire et puis… Combien sont-ils ceux qui parmi les jeunes garçons et filles des cités les fils de la troisième génération d’immigrés songent peut-être à une destinée aussi incroyable vers l’Arabie lointaine de leur histoire extraordinaire mais qui pris au piège ne savent plus où se joue leur destinée… Voyageurs immobiles il ne leur reste plus sans doute à l’inverse de ce qu’avait décidé Rimbaud qu’à inventer leur histoire en la taggant sur les murs qui sont leur unique carnet de bord tel un Journal de voyage imaginaire…

      Celles et ceux qui connaissent ont entendu l’ami Anouar au moins une fois raconter des histoires avec pour prétexte de parler de ses livres savent qu’il est avant tout un sacré conteur et un manieur de mots pour qui les premiers textes écrits ont été des poèmes. Mais Anouar ayant décidé qu’on écrit sagement de la poésie publie avec modestie un recueil de ses “ historiettes ” tous les dix ans. Après Cortèges d’impatience paru aux Ed. Naaman Quebeck en 1984 voici publié en 2005 des petites histoires “ pour briser le cœur humain ” sortes de contes de légendes de… poèmes qui commencent bien sûr par : “ Cela s’est passé/il y a longtemps/il y a tellement longtemps… ” et qui nous parlent de la vie tout simplement.
      Parler d’un poème c’est naviguer à contre-sens de la poésie. Un poème ça se lit et puis c’est tout. Et pourtant… Comment ne pas dire l’histoire du “ chien abandonné ” qui “ chemine tristement dans la rue ” et répond à l’enquêteur sur la peine de mort “ Ah oui wouah wouah…afin d’éviter “ tous les désordres ” et pour finir se fait embarquer “ quelques minutes plus tard ” par un camion de la “ Fourrière municipale ”… Et nous voilà parmi les animaux, chats qui “ en été/sèchent ” et “ reverdissent/quand ils boivent/de l’eau ” “ hirondelle qui tousse ” “ Moula-moula/petit oiseau noir et blanc/du Tassili ” “ pinson éperdu ” “ un petit amour chaud dans un océan polaireou bien encore “ le vieil oiseau ” “ aux plumes dépareillées/lavées à l’eau de Javel du temps ”. 
      Et puis ce sont et pourquoi pas “ ver de pomme ” insectes “ cheval cassé ” “ hareng et héron ” venus culbuter contre des créatures humaines cette fois éparpillées telles les plumes du vieil oiseau au gré de “ notre planète ” qui “ a la nausée ” “ surtout les soirs de pleine lune ”. C’est “ une femme à Dehli ” un “ petit soldat courageux ”d’Iran ou d’Irak qui rêve à “ une aile de papillon ” “ une Chinoise à Singapour ” ” la petite catin brune/du quartier réservé de Constantine ” “ qui se voit déjà corde de cithare ” et un jeune garçon du camp de Sabra nommé Dallal. “ Et Dallal me raconta son pays ”
      Et puis après ce sont toutes ces choses de la vie qu’on croise sans trop s’y arrêter et qui elles nous regardent pourtant, comme “ la réalité se repose/à l’ombre du désir ”. Il y a du “ verre pilé ” où “ poser son cœur ” “ un bouquet de fleurs ” qui ne trouve pas les hommes beaux, et puis encore “ la pluie ”… “ Mon amie la pluie ” offerte dans une paume ouverte comme un “ clin d’œil à Jean suicidé ” “ Jean-poète ” “ trop frêle contre train ”…
      Et il y a “ la neige et le soleil ”… “ Tu ne fonds pas ? /Comment le pourrais-je répliqua la neige/puisque je brûle aussi ”… Il y a “ coco câline/douce opaline ” “ avec bouts d’obstination et escarbilles de cœur ” “ et cette odeur ” “ curieusement mêlée à des souvenirs de siestes chaudes/au goût sucré des oranges de Constantine ” et comme je l’imagine ce goût‑là aussi sucré que les mots qui lui ressemblent aussi sucrées les oranges de Constantine que la mémoire d’un désir perdu. Pendant que demeure dans son exil un jeune garçon du camp de Sabra nommé Dallal. “ Et Dallal me raconta son pays ”…
      Et enfin il y a l’amour car comment écrire des poèmes sans amour ? “ Le délicieux tam-tam d’un baiser ” qui répète répète à l’infini “ ne me mange pas/mon amour/je t’en prie ” “ goûte-moi/seulement ”… L’amour comme “ ce temps jamais calmé ” qui nous revient toujours, l’amour “ mauve ” “ plein rêve ”cet oiseau vert qui se moque de tout ” celui à qui seul on peut dire “ ma jarre d’eau nécessaireet qui rafraîchit l’herbe entre nos doigts. “ Le somptueux voyage d’ébèneoù “ nous faisons des gestes bien ordinairesavec au creux des paumes “ un fanal une ardoise un jour à Tanger ” et peut-être même Anouar pourrais-tu signer tes poèmes : “ Poisson ébloui ”.

“ Et Dallal me raconta son pays ”

Dans mon pays
les oiseaux se posent sur les têtes
ils mangent du soleil
qu’ils découpent en tranches
et te donnent en échange des miettes d’étoiles

Dans mon pays
ne t’étonne pas
si la lune verte
aux ruses de fennec
s’essayant à chaque montagne
chapeau pointu et hilare
ne t’étonne pas
si à l’improviste
elle te croque soudain le cœur
en battant les mains de joie

Dans mon pays
la mer n’est pas la mer
c’est une griffe
bleue ou violette c’est selon
qui se pavane sur ses vagues
et se tait parfois
dans une grotte
pour écouter le souffle des plantes qui respirent

Dans mon pays
les oranges sont citrons
et les citrons sont oranges
les labyrinthes sont simples
et les fruits font beaucoup de bruit en naissant

Dans mon pays
les pierres sont dures
les pierres t’écorchent
mais dans mon pays
les pierres ouvrent la main
et les musiciens rient toujours après la Mort

Et Dallal comme eux partit d’un grand éclat de rire
 

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10 juin 2008 2 10 /06 /juin /2008 23:05

Métissage d'encre Hélène Cixous Alice Cherki suite ...

      La mort du père-Algérie remise à jour et le corps enfin ré-enterré par la “ violence virtuelle ” qu’est l’écriture des Rêveries n’autorisent-ils pas l’expulsion hors de soi de la prison-douleur comme état d’être ?
      
      Et celle de “ l'enfant-mort ” partie du père, le fils mongolien, n'est-elle pas la dernière expulsion enfin libératrice après toutes les autres déjà subies et posées dans Les Rêveries ? “ L'expulsion pour nous mon frère et moi d'abord ( … ) était la forme même de notre existence et de notre relation au monde depuis la maison du Clos-Salembier ( … ) ”
      L'innocent absolu par défaut qu'est le mongolien, “ le saint simple ” de ce “ second ” livre, ignore “ l'interrogatoire ”, le supplice de la question qui met à la torture le corps d'enfance de la narratrice doublement aliéné - en tant que juive et en tant qu'algérienne - par la transmission d'un enchaînement de plaies inscrite comme initiale mémoire. “ Apprends à lire tue-meurs ! ”, il ne le pourra jamais. De ce fait comme L'Idiot de Dostoïevski, il nous autorise ainsi que celle qui le porte à être “ … gentil ! gentil ! gentil ! ” Et non seulement cela, mais il dé-liera également ce qui de “ tu meurs ” fait “ tumeur ”, ordre donné quelque part au père, qui ne cesse souterrainement en sa caverne d'accomplir l'expiation de l'amour inaccompli.
      C'est en ce sens aussi que se lit le premier acte de la narratrice dans Le Jour où je n'étais pas là, de creuser “ à même la terre durcie et froide ” pour “ enfouir ” “ une petite marmite d'un kilo ” contenant “ le souvenir d'une faute qui revient d'un lointain passé ”. Sur la nature de la faute, on peut continuer d'épiloguer indéfiniment, mais en tout cas il ne s'agit pas ici seulement de refouler, ou “ d'effacer ” cette “ faute ”, dont il est dit que “ ce n'est pas la mienne ” en en faisant du non-dit ou du déni. Il s'agit au contraire d'en finir avec la culpabilité et/ou l'innocence‑coupable. Il s'agit d'en finir avec la passion du père.
      Si Les Rêveries sont pour leur auteure un premier livre algérien, Le Jour où je n'étais pas là est, pour moi, un premier livre juif. Et je pose cela avec mille précautions en sachant que, justement, je ne sais pas. Et en sachant aussi que celle qui nous ouvre ce portail-là le fait depuis le lieu de la plus grande peur, le sanatorium : “ que je m'efforce de ne pas écrire satanorium ”, avec un geste d'amour forcené. Comme peut être forcené le geste de franchir, de s'affranchir de toutes peurs d'un petit bond de chien à trois pattes totalement déséquilibré par l'envergure de la grande bouffée d'air à dévorer.
      Après le questionnement du chien martyr Fips dans Les Rêveries, l'affirmation du chien à trois pattes : “ ce n'est pas ma faute ” puisque ce “ jour-là ”, elle, “ n'était pas là ”, suivie sans doute de : il n'y a pas de faute, est vraiment l'acte libératoire que celle qui écrit s'offre et nous offre pour sortir “ de l'encerclement ou de l'enclave ”.

“ - Les poules pensent aussi.
- Chez les Juifs la poule ne souffre pas. Ma mère ment et se croit.
- J'ai mal aux poules, dis-je. Ma mère a mieux à faire que d'écouter mon Choeur : il y a une émission passionnante sur les Camps de Concentration. Elle s'est retirée dans son programme et elle me laisse à mon caquet. ”

      Dans Les Rêveries, c'est à la mère originaire d'une famille juive d'Osnabrück - “ ville de Prusse ( Hanovre )“  - qu'est confié le soin de “mettre au monde trois cents ou quatre cents bébés algériens par an ”, à l'intérieur de “ La Clinique : ( … ) au beau et selon moi crapuleux milieu exactement de la Ville tout entière en proie aux couteaux imaginaires et réels, il y avait, enclavé d'abord par mon père et après sa mort par ma mère, le Berceau. ” Dans Le Jour où je n'étais pas là, c'est à nouveau à la mère qu'est remis le sort de l'enfant mongolien qu'elle accompagnera jusqu'à l'instant de la mort puisqu'elle est la seule à pouvoir rouvrir le passage de ses mains de vie. Entre les mains de la mère la mort ne mord plus elle réunit.
      L'innocence-coupable doucement exhumée est menée à son terme terrestre afin de pouvoir entamer enfin une trajectoire de légèreté comme une pluie d'étoiles. L'enfant mongolien, “ mon fils celui qui est mort, mon ancien fils mon fils qui n'est plus mon fils ”, porte les trois noms qui figurent son passé archaïque, son présent dépassé et son avenir utopique. “ En premier il s'appelle Adam; en deuxième elle l'appelle Georges le nom de son père mort qui attend d'être rappelé parmi les vivants depuis des années. En troisième elle l'appelle Lev le nom du Prince compliqué inexplicable. ”
      Adam, le prénom qu'elle ne choisit pas est le vis-à-vis de celui de la mère Eve dont on sait le rôle essentiel dans les R-êve-ries, Georges le prénom lié au corps dont l'OR seul demeure, et Lev par qui s'accomplit la résurrection du rêve et du désir. La métaphore du mongolien permet de surcroît d'interroger intimement l'inconscient des projections familiales. Son visage sans trace “ de méchanceté ” qui en fait un être “ gentil ”  étymologiquement, païen - et cette sorte de “ nouveau nez ” : “ ce qui m'est né, comme ayant cédé aux objurgations contre l'ancien nez les unes après les autres ”, demandent : “ serait-ce une espèce de non-juif ? ”
      Ainsi pourrait se réaliser le travail de deuil - de tous les deuils - à partir de l'enfant qui se lève au nom du père mort et renommé par sa fille. Au nom du jardin Algérie, premier souvenir paradisiaque offert dans le “ Parc du Cercle des Officiers à Oran ” d'où “ Adam ” fut chassé, et qui revient à nous sur la “ scène de papier ”. “ Lorsque mon père est devenu officier pendant la guerre, j'ai pu entrer dans le jardin… mon père a ensuite été jeté dehors un an après en tant que Juif… ”
      Sur “ la scène de papier ” avec le Livre comme “ premier ou dernier personnage ”, le décor planté dans Les Rêveries se développe et s'ouvre en un champ d'investigation que la mère investit de sa présence primordiale, celle qui éclaire chaque micro-récit et chaque petite scène de sa force et de “ sa gloire cachée ”. “ Donne-moi mais ne me dis pas ”, phrase qui revient à plusieurs reprises dans Le Jour où je n'étais pas là, pour signifier à la fois “ donne-moi ma mort ” et “ redonne-moi la vie ”, est symbolique du mouvement infini qui n'a cessé de “ porter la maternité à incandescence ”. Car c'est la mère qui fait au Livre cadeau d'Etre “ jusqu'à la fin ”.
      Nous avions dit au cours d'une réflexion précédant celle-ci qu'à l'intérieur du théâtre des Rêveries, intervenait un nombre illimité de personnages, pour ainsi dire presque tout était personnage. On retrouve ici ce jeu des icônes vivantes : “ Le Grand Portail ”, “ L'Enfer ”, “ le Paradis ”, “ la Ville ”, “ le Petit Bois ” et surtout “ La Clinique ”. C'est cette clinique d'accouchements, porte entrebâillée sur l'Algérie féminine, qui devient l'univers clef du mongolien. Le lieu de la bonté et de la simplicité recueillante pour l'enfant à trois pattes. Cette féminité qui automatiquement conçoit qu'un minuscule changement de lettre peut augurer d'un changement de monde. “ … aimez. Pas aidez. ”
      La présence crémeuse d'Aïcha, qui joue le rôle du double de la mère dans Les Rêveries, permet aussi de contrer l'univers inhumain de la brutalité coloniale, par sa chaleur d'aimance : “ c'est dans le choc entre les nombreux mondes que le sens surgit; et Aïcha a pris son intensité par rapport au personnage androgyne de la mère ”. Aïcha et La Clinique sont le ventre, l'utérus d'une géante baleine femelle où la générosité de l'être féminin peut retrouver sa force primitive. Mais hormis Aïcha, “ la nostalgie d'une féminité indicible ” dans le premier livre, explosent ici en figures cette fois repérables : “ Zohra ”, “ une bonne cuisinière. Une femme jetée dehors. ” “ Barta la femme de ménage, Maria la bossue, et la femme qui ne tombe pas dans les pommes. ” “ La femme corpulente. La sage-femme compétente. La femme du camionneur aux abois…  ”
      Au sein de La Clinique a commencé l'expulsion de quelque chose de nouveau à naître, au sens de “ dis-moi quelque chose ”, qui ne peut avoir lieu qu'entre femmes. Parce que tout ce qui “ naît-sens ” est dit d'abord par le rythme du corps en travail avec lui-même et avec la tension musculaire des autres corps aidant par mimétisme amoureux. “ Le Choeur encourage la femme. ”

“ Il y avait une femme dit ma mère, c'était d'ailleurs une juive, dit ma mère se donnant à elle-même l'autorisation d'utiliser le mot de juive qu'elle m'interdit farouchement de dire. ”
A suivre...

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5 juin 2008 4 05 /06 /juin /2008 14:54
Lettre de Leïla Sebbar 1997



























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3 juin 2008 2 03 /06 /juin /2008 23:46

Métissages d’encre
Hélène Cixous Les Rêveries de la Femme sauvage, Ed.Galilée, 2000
Le Jour où je n’étais pas là, Ed.Galilée, 2000
Alice Cherki Frantz Fanon Portrait, Ed.Le Seuil, 2000

      J’ai déjà eu l’occasion de travailler avec Hélène Cixous à partir d’une nouvelle qu’elle a publié en 1997 dans le livre composé par Leïla Sebbar Une enfance algérienne. Son texte porte pour titre “ Pieds nus ” et son histoire algérienne à laquelle se mêle celle de la petite fille juive qu’elle découvre être violemment demeure ouverte sur un désir impossible de fusion avec cet autre-là…
      Au cours de notre second entretien sur son livre Les Rêveries de la Femme sauvage qui est paru en février 2000 Hélène Cixous a prononcé cette phrase que je n’ai pas oubliée : “ Ce n’est certes pas mon premier livre, mais c’est un premier livre… ” Lorsque quelques mois plus tard elle va publier Le Jour où je n’étais pas là qui s’inscrit dans la suite du précédent roman en élaborant un récit fictionnel autour de ses origines juives et de celles de sa famille j’aurai envie de revenir sur ce métissage douloureux et inaccompli.
      En ce qui concerne l’ouvrage d’Alice Cherki Frantz Fanon Portrait il s’agit d’un tissage de liens entre la parole d’un homme né aux Antilles et celle d’autres hommes nés ou vivant en Algérie ou encore la traversant à ce moment d’extrême violence qu’a été la guerre d’Indépendance. Hommes qu’il a approchés en tant que psychiatre militant et écrivain. Sa démarche étant toujours d’accompagner chacun dans son désir d’être au-delà des origines des peurs et des aliénations qui marquent tout parcours humain.
      Ces deux livres se rejoignent parce qu’ils nous parlent des différentes formes que prend l’aliénation de soi et de l’autre au travers de l’enfermement dans un héritage et une histoire transmise… au travers des violences que secrètent les sociétés et de ce qui a été et est tenté par certaines et par certains pour enfreindre ces contraintes ou ces interdits ancestraux. Ces livres éclairent également le rôle que peut jouer l’écriture quand elle devient après la prise de conscience de l’aliénation la scène où se retrace et de rejoue autrement notre rapport au monde…

 
Hélène Cixous

       Dans son livre Les rêveries de la femme sauvage Hélène Cixous dénoue et renoue le fil de l’Algérie quarante ans après avoir quitté cette terre matrice où la scène de l’expulsion n’avait cessé de se répéter avant de se jouer pour de bon…
      Ces Rêveries devaient en fait être “ Ravin ” : celui de “ la femme sauvage ” “ en haut à l’écart de la Ville ” “ et à l’embouchure ” duquel le père de la petite fille qu’elle est dans l’Algérie d’alors médecin et radiologue dont la famille est d’origine juive espagnole marocaine la “ dépose dans le but de tisser des liens algériens ” après avoir fui Oran et l’antisémitisme en 1946. Un “ Ravin ” “ où s’entassaient sans eau et sans logis des dizaines de milliers de misérables ” dans le bidonville du Clos-Salembier. “ Ravin ” dont la sonorité d’après Hélène Cixous ne pouvait convenir au titre de ce livre car il évoquait trop les raves ou plutôt le céleri-rave cher à sa mère Eve l’Allemande d’Osnabrück… mot qui revenait régulièrement à l’ordre du jour de leurs échanges tendrement alimentaires. Et qui n’aimerait songer pour un jardin de naissance à “ rêves ” plutôt qu’à “ raves ” ?

 Le ravin de la femme sauvage 
A.Renoir 1881
     


      Ces Rêveries  sont dit-elle “ un premier livre, donc un livre timide et inquiet ”. Il est vrai que ce livre en dépit de tous ceux écrits auparavant est premier pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il confirme que l’auteure a décidé selon son expression de “ franchir un interdit ” qu’elle s’était posé depuis son départ d’Algérie au moment de la guerre d’Indépendance.
      Celui d’écrire sur “ la situation d’enfance de résistance au colonialisme ” et plus largement sur cette impossible relation “ dedans-dehors ” qui était la sienne et celle de son frère “ mon double ” avec ceux Indigènes aux surnoms multiples et grotesques mais jamais nommés qui demeuraient de l’autre côté “ des centaines de portes du Clos-Salembier ”.
      De cet “ enfer ” de la séparation à l’intérieur de ce qui ne sera jamais ni atteint ni étreint, elle va “ en-faire ” naître l’icône de la “ Cage-prison ” où croupit Fips, “ le Chien annoncé par notre père ”. Et là aussi le livre est premier car depuis Dedans publié en 1969 où éclatait la réalité du désespoir primordial qui est la mort du père alors qu’elle a douze ans le 12 février 1948 mort qui s’engouffre par une caverne dans le poumon… c’est la première tentative d’ouvrir la cage de “ l’arabsence ” en la reliant directement à celle d’une douleur tout aussi indicible. Ceci s’inscrivant dans la lignée du récit Or les Lettres de mon Père publié en 1997 qui revenait sur le sens de cette perte enclose à l’intérieur de la cage du “ sans ” sens… cage ayant précédé toutes les autres…
      Dans Les Rêveries cette “ mise en abîme généralisée de la Cage dans une cage ” identifiée déssinée écrite enfin celle où le chien Fips “ figure de tout être aliéné ” se pose soudain la question originelle jusqu’ici esquivée : “ Est-ce que je suis juif… ? ” et peut-être ensuite : est-ce parce que je suis juif que je suis dans la cage ? permet de remonter jusqu’au premier refus de soi par l’autre. Et cela alors même et en cela-même que cet autre est tellement semblable et tellement désirable et désiré.
      Le personnage du père cet “ arabizarre ” qui a dans ce livre comme c’était le cas en réalité une conscience politique et humaine de l’autre de l’Indigène en tant que sujet et qui meurt peu avant que celui-ci n’entreprenne sa libération pose la question quarante ans après l’interrogation qui est celle de l’écrivaine dans chacun de ses livres à l’intérieur de “ la nuit du récit ” : qu’est-ce que l’aliénation ? Ou plutôt : à partir de quelle petite différence de quelle “ faute ” de quel faux pas et que ne faut-il pas ? est-on désigné comme n’appartenant pas au grand flot déferlant des êtres humains aimables regardables… de ceux qu’on accueille chez soi “ dans son chez ” ? De quoi enfin peut-on être coupable “ à trois ans ” à Oran ?
      Livre premier car le personnage du père “ un faux mouvement de l’histoire de ce pays ” qui a choisi de “ nicher ” et “ d’élever ” ses enfants sur les hauteurs du Clos-Salembier et qui renouvelle chaque récit de sa présence-absence sous-jacente va pour la première fois “ céder la place ” au cours du second récit à “ l’enfant simple ” le renaissant et le reconnaissant.

Bidonville du Clos-Salembier à Alger
Photo tirée du livre
Urban form and Colonial Confrontations
Algiers under French Rule
, 1997
     


      En effet la scène d’ouverture de ce second livre est également située à Alger et la phrase récurrente qui inaugure le texte des Rêveries y est reprise : “ Tout le temps où je vivais en Algérie mon pays natal ( … ) je rêvais d’arriver un jour en Algérie ( … ) ”. Or lorsqu’on a lu Les Rêveries il devient évident que le lieu de la mémoire vive a été-est l’Algérie.

“ Dans cette histoire, Alger est le nombril du monde, car c’est là que réside le tribunal, la famille, avec ses dieux purs et ses dieux injustes, ses interprètes sages et ses interprètes de mauvaise foi. C’est au centre de la Ville que s’ouvre La Clinique, synagogue fondée par mon père le Docteur Georges Cixous, puis détruite, abandonnée, désertée, puis relevée par ma mère la Sage-Femme Eve Cixous, ranimée, rappelée La Clinique. ( … ) La Clinique est la porte du monde. Le nombril cicatrisé.
Le Jour où je n’étais pas là Hélène Cixous
     
      Si dans Les Rêveries l’écriture résultait d’un “ effort de transposition instantanée du matériel de référence ” Le Jour où je n’étais pas là va prendre la suite de cette démarche de manière encore plus palpable que dans les récits précédents. Les deux livres me sont apparus étroitement liés comme s’ils réalisaient enfin l’hosmose tant convoitée dans l’enfance algérienne entre le fait d’être juive et celui de se sentir arabe.

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29 mai 2008 4 29 /05 /mai /2008 20:50

     Au-delà de nos liens infernaux… fin
   

Suite du texte publié le 12-05-2008

 

      Après l'impossibilité de fraternisation algérienne intervient l'autre impossibilité tout aussi complexe qui concerne la petite fille juive que vous êtes. En parlant de votre amie Françoise, vous dites: “ …le charme bouleversant de l'objet innocent. ” Et pourtant c'est elle qui devrait être dominante puisqu'elle appartient au monde qui a la maîtrise de l'effacement. N'est-elle pas elle aussi prisonnière de ce rôle ? Donc pas consciemment coupable de son ignorance à votre égard.
      Cette enfant française dans la description que vous en faites n'est-elle pas tout ce que vous n'aimeriez pas être ? Pourquoi voudriez-vous tant qu'elle aussi vous reconnaisse ? N'est-ce pas une façon d'aller jusqu'au bout de l'imposture ?
      En tant que petite fille juive vivant dans une situation de racismes multiples, vous êtes à la fois contrainte à réagir et à être en éveil, et à la fois vous vous placez dans un état de culpabilité “ …j'avais pris tout le poids du risque sur ma conscience… ” Comment ce rôle de bouc émissaire s'est-il mis insidieusement en place pour vous ? A nouveau Fips est dans la situation d'expier une faute qu'il n'a pas commise, pourquoi ?
      “Sans elle je n'y vais pas sans moi elle ira… ” C'est toujours vous qui êtes “ sans ”. Sans Aïcha, sans Françoise, sans petizarabes, pourquoi à votre avis semblent‑ils tous s'accommoder de cette séparation, de ce sort qui leur est fait ?

H.C
.: Ce “ sans qui est très insistant dans ce texte est une marque de non‑identification. Par définition on ne pouvait pas être algériens à ce moment-là. On était perçus comme français alors qu'on n'était pas français. Les Français nous percevaient comme Juifs donc comme non français. L'histoire symétrique opposée avec ma petite amie française symbolise donc la double exclusion figurée topologiquement. C'est à dire qu'elle, de temps à autre arrivait à venir chez moi, moi je ne pouvais pas rentrer chez elle. C'était tabou. Elle a été ma camarade et mon amie pendant des années. C'était absolument incompatible et interdit.
Elle était en relation avec moi sans se dire que j'étais juive. Elle appartenait à une famille intégrée et l'entourage ne tolérait pas cette amitié. C'était les Capulets et les Montaigus.
Il y avait une méconnaissance politique et historique qui était une sorte de fléau répandu consciemment et volontairement par les instances du pouvoir colonisateur. Les massacres dans le Constantinois en 1945 ont toujours été refoulés. En effet on ne connaissait pas les choses les plus évidentes du passé et du présent réel de l'Algérie. Ce qui faisait que cela pouvait tenir. Moi je me suis mise à étudier l'histoire de l'Algérie après, ne serait-ce que pour comprendre la scission entre les Juifs et les Arabes en dépit de nos liens réels. On ne parlait jamais de cela. Et les familles n'avaient pas de mémoire. On avait une fausse mémoire à la place. Camus par exemple comme la plupart de ces gens-là ne savait rien du tout des Algériens.

                 A quoi correspond votre désir d'un comportement irréprochable quasi surhumain, aussi bien dans l'extrême lucidité que dans l'extrême droiture ou équité ?
               Est-ce une forme d'idéal ou bien l'unique issue que vous envisagiez ?
           Aviez-vous peur d'une possible corruption ? ( dans toute les acceptions du terme )

 H.C.: Bien entendu il y avait ce quelque chose qui était l'Algérie en naissance qui nous séparait. Avec mes trois amies algériennes du Lycée Fromentin, qui sont devenues des figure importantes dans la guerre, j'ai toujours senti ce quelque chose. Quels qu'aient été la camaraderie et l'échange, il y avait cela entre nous, qui était en train de mûrir. On s'est quittées en 54, et puis… Ce qui allait se passer était indicible puisque secret et donc le clandestin même. Et c'était ce à quoi j'aspirais mais cela ne pouvait pas s'échanger.
Pourtant les messages physiques étaient vraiment là. En arrivant en France, j'ai appris que Zohra Drif, une de ces trois amies, était une militante très active dans la Casbah. Elle faisait partie des poseurs de bombes d'Alger. J'avais éprouvé un moment d'exaltation extraordinaire à cette découverte. J'ai écrit il y a quelques années un texte intitulé Lettre à Zohra Drif, car cette lettre justement, je ne la lui ai jamais écrite. Je n'ai pas pu alors surmonter le non-dit. Quel message lui envoyer ? Dire que j'étais heureuse que l'Algérie se soit enfin libérée ? J'étais trop jeune, pas assez puissante dans l'écriture pour écrire la bonne lettre. Je l'ai donc gardée comme cela.

Le deuxième pigeon est parti. Le vieux qui tue ouvre les mains. Je me suis envolée comme un trait, le cou déplumé, sans savoir si je suivais l'autre dans la vie ou dans la mort. Là où la mort a déjà commencé pensai-je, commence la vie. ”

      “ … j'avais seulement enfin quitté l'Algérie en y laissant les plumes qui protègent l'endroit de vie.
 ” L'endroit de vie c'est le cou. On ne peut indéfiniment vivre avec la tête séparée du corps. Partir a peut-être été la permission que vous vous êtes donnée d'être partout en état d'étrangeté et de prendre cette étrangeté comme marque de votre liberté ? Un choix de non-appartenance et pas seulement un héritage d'errance.
      Les quelques mots concernant Idir-Kader, la figure tendre et fugitive d'un amour jamais accompli: “ …je le regarde, le visage tourné vers son visage, nous sommes étranges, nous sommes nimbés d'une étrange absence de violence… et ceux où vous dites que vous vous sentez par la parole maintenant partagée, chez vous au Clos‑Salembier, n'offrent-ils pas l'unique solution aux violences absurdes de l'histoire et des hommes: rompre toute réalité avec eux et en eux et, comme le dit si justement Alice Cherki, apprendre enfin ailleurs, dans tous les ailleurs possibles à “ penser avec le corps ” ?

H.C.:
 La figure de Idir-Kader se trouve de l'autre côté. Cette figure est apparue juste à la fin de ma vie en Algérie, comme une figure de promesse. Mais c'était trop tard pour qu'on puisse croire à une promesse et trop tôt pour une possibilité d'amitié éternelle entre nous qui n'était pas encore née en Algérie. C'était juste avant que cela puisse advenir.
Ce qui se passait avec lui était très fort car il y avait des signaux visuels de tendresse pure, non mélangée. Cela était ou le futur ou bien jamais.

“ … la rencontre dont l'autre nom est adieu.  (…)
En silence de lèvre en lèvre passe le frôlement d'un oui entre Idir Kader mon frère et moi. Tout ce qui est indicible est déjà lisible. Brève noce rêve. ”


























Premier n° de la Revue Novembre revue des écrivains et créateurs algériens parue après l'Indépendance

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28 mai 2008 3 28 /05 /mai /2008 12:20

Cet espace m'offre la possibilité de vous parler à nouveau de mon ami Jean Pélégri écrivain et poète d'Algérie qui est parti de l'autre côté du temps il y a quatre ans et qui me manque...
Je profite de la publication d'un petit livre au mois de mars 2008 :
Jean Pélégri Louis Bénisti L'Algérie l'enfance et le beau pays des images aux Ed.Marsa pour vous faire partager un texte extra et quelques-unes des nombreuses images que m'a confiées Juliette Pélégri la femme de Jean et qu'elle m'a autorisée à reproduire ainsi qu'une illustration réalisée par le fils de Leïla Sebbar Sébastien Pignon.

      La mer c’est un miroir qui ne faisait que réfléchir mes désirs
        Non daté

Avril 1925 Jean et sa mère à la ferme Haouch El Kateb

Algérie, terre adultère
Texte non daté reconstitué à partir d’éléments écrits au brouillon.

Depuis un siècle, entre moi et mon passé, entre moi et mon avenir, il y eut toujours la mer.

      Et aussi entre moi et Dieu, car si le ciel est une vitre transparente, derrière laquelle il m’est arrivé quelquefois d’entrevoir des paysages innocents, primitifs, et neufs comme le seraient ceux du Paradis, la mer, elle, est un mur et un miroir où tout au long de sa vie l’homme butte contre les limites de son visage.
      Il y eut toujours la mer, pour moi et pour ceux de ma race, cette obscure conscience bleue, profonde et animale, ô compagne sans âme agitée des houles phosphorescentes de l’insomnie, et pourtant, certaines aubes je t’ai connue, calme, propre, pure, paisible, comme le bonheur que tu me donnais, et sablonneuse comme l’amour.
      Il y eut toujours la mer. Et c’est toujours dans l’écran de ce miroir que j’ai suivi mes changements. Et maintenant il y a encore la mer entre mon fils et moi.
      A l’origine de tout, il y a un événement lointain, très lointain qui ne me concerne pas directement, et que pendant ma jeunesse, j’ai négligé car, jeune, mon œil était si avide qu’à ce grand repas de l’univers, il fondait sur les plats, dévorant tout, et ne laissant, pendant le jour, rien à l’oreille ni à l’intelligence. J’étais sans cesse braqué sur le présent, en arrêt devant les couleurs, avec le pouvoir trompeur de n’accorder d’existence qu’à la lumière et d’ignorer l’ombre qui la côtoyait.
      Mais, quand au crépuscule le soleil s’enfonçait dans la mer, effaçant les couleurs du monde et donc la présence du monde, je coulais avec lui, descendant dans les profondeurs de la houle nocturne, croisant toutes les ombres que j’avais noyées pendant le jour…
      Cela a commencé il y a plus de cent ans, mais l’histoire est inscrite au cœur de chacun de nous comme un secret d’enfance, à la fois héroïque et terrible.
      Le secret de toute une race.
      Un secret qu’il faut aujourd’hui trahir, car c’est quand il devient adulte que l’homme a le courage d’affronter les fonds de sa conscience et les épaves de son histoire.
      Il y a plus d’un siècle des hommes et des femmes dont je porte le sang, abandonnaient l’Europe la forteresse ancestrale pour un départ sans retour…
      Ils fuyaient l’Europe comme on quitte une forteresse où l’on connaît la misère, le froid, l’oppression des médiocres… mais aussi la sécurité des murs, les douces habitudes de toujours, la chaise le soir devant la porte, les chemins paisibles de la campagne natale, et la forêt de l’enfance.

      Ils sortaient de cette injuste et familière forteresse, ils franchissaient le fossé d’eau qui la protégeait, et par un mince matin, ils débarquaient dans cette campagne musulmane où depuis cent ans nous ne cessons de bivouaquer…, toujours sur le qui-vive de notre ambition.
      Ils étalèrent cette large mer entre eux et leur histoire comme deux frères qui se fâchent et qui édifient la barrière définitive de la mer au milieu du domaine paternel.

Et les voilà, ayant perdu pour longtemps leur souvenir, errant, amnésiques et étrangers, sans lois et sans coutumes, au milieu d’un pays hostile, absent le jour, mais qui la nuit s’anime des hurlements d’un chacal ou de la mélopée de la flûte qui éveille une peur exotique.


Encre de Sébastien Pignon La ferme de Jean Pélégri 
     
      Et au centre de cette plaine, dans le ventre de cette terre malsaine, ils plantent la paix, leur paix.
      Comme on plante une lame dans le cœur d’un ennemi, ou dans le corps d’un malade, avec la même indifférence, la même cruauté.
      Et cette lame sanglante plantée dans ce ventre de cailloux devient, comme le bâton de Moïse, un cep, puis une vigne vigoureuse, prolifique, conquérante, qui lance ses vrilles avides partout, déloge les vieilles cultures, étale le luxe de ses pampres et bientôt couvre de ses fruits lourds toute la plaine… Elle nous aime cette terre adultère, cette femme stérile que nous avons fécondée.
      Et nous voilà attachés à elle, car nous sommes fiers de ce bel enfant qu’elle nous donne, si fiers que nous voudrions tout lui donner, qu’elle va nous cacher les cailloux et les herbes folles, qu’elle va déferler, avec ses millions de feuilles, comme un flot, et qu’elle va culbuter, noyer tous les hommes qui jusque là s’accrochaient aux cailloux de cette terre nue. Et les chasser de la plaine natale.
     
      C’est cela notre secret d’enfance. Nous avons eu un fils d’une femme stérile, un fils qui nous étonne et que nous admirons. 
   Mais comment oublier la honte originelle de cet amour adultère, et ce reniement sur lequel nous le faisons vivre ?

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