Ce récit est un extrait d'un recueil de textes sur la banlieue que je suis en train de bricoler en ce moment mais je ne vous en dirai ni le titre ni rien de plus... surprise !
Ecoute… écoute… je voudrais te raconter une histoire…
Assis au bord du fleuve qui emporte ses péniches goulues de graviers de sables ocre rouge et jaune paille qu’elles vont déglutir sur l’île au milieu du fleuve et ses gravats d’entrepôts boîtes de conserves éventrées vidés d’humains de chiens de présent pour en faire naître des déserts étouffés de brumes crissantes acides bleuâtres… Lakhdar il regarde entre les éclats de bave grise mouillée passer des silhouettes comme des troncs d’arbres géants et leurs visages sculptés…
Assis au bord du fleuve sur ses pieds en tailleur comme il fait pour marmonner des paroles de la prière arabe qui lui restent il a les genoux abîmés il peut pas… Lakhdar il voit les formes taillées à la hache dedans les troncs des araucarias… les silhouettes des Arabes rebelles qui descendent les remous elles l’ont accompagné toute sa vie à faire l’ouvrier et il en a rien su… Y sont rares ceux qui causent encore de ce jour-là… ce jour-là qui les a figés pareils aux grands chevaux morts des abattoirs dans leur robe de chair brune… ce jour-là Lakhdar où il était ?
Ce jour-là… ces temps-là… Les rives du fleuve ici elles ont des troupeaux d’hommes qui viennent boire à même au creux des flaques de leurs eaux rousses boueuses où ils se lavent… Leur corps a la couleur d’argile rouge qui scintille brutal… on dirait celui des chevaux oui… et la jeunesse des plus beaux chevaux arabes aussi… Leur corps c’est la termitière géante cimentée de salive de la grande Babylone qui les a achetés au prix régulier légal de la viande d’oiseaux migrateurs…
Ce jour-là… ces temps-là… ce lieu-là…
Lakhdar il est assis sur ses pieds en tailleur avec les pavés du quai dessous sa peau qui lui font un strapontin de froid… Il a le burnous indigo la couleur est passée aux centaines de lavages dans la cuvette plastique du foyer… il est encore bon il peut le mettre… Ce recoin‑là du quai il connaît beaucoup… ses barges métal rouillées gluantes de bitume noir et les carcasses déchirées des péniches squattées à l’abandon… Oui il connaît ça par cœur… Lakhdar il est venu à cet endroit limite Epinay et Saint-Denis y a quarante-cinq ans il a pas bougé il regarde…
Quand il est arrivé avec des tas d’autres gars du bled une tribu qu’on aurait dit remontés depuis Marseille rapide direction du Nord où y a les usines d’autos qui les attendent d’un côté et les chantiers de construction d’un autre kif‑kif Lakhdar il se souvient que chacun est allé au hasard des adresses gribouillées sur des bouts de papiers chiffonnés au fond des poches qu’il fallait surtout pas les paumer… par ceux qui faisaient partie des installés… comme on disait là‑bas… Les premiers qu’étaient partis ils étaient debout des géants dressés aussi hauts que les arbres protecteurs… les palmiers des oasis et les oliviers pas loin des oueds et leur corps il a pas fini de grandir !… Au bled on les voyait couverts de fruits et de présents Lakhdar il se souvient de la légende de leur nom des années et des années la légende de la légende courait toujours…
Au bord du fleuve Lakhdar d’abord il a imaginé une vie pour des lions fiers et robustes à la conquête d’un territoire nouveau et leur jeunesse qui a rien à attendre du soleil… Ils débarquaient dans un monde neuf avec leur histoire qui courait entre les pieds légers des chevaux qui s’emmêlait à la crinière brûlante et épicée des chevaux… Les autres ils ont envoyé les noms des baraques qui sont leur royaume de boue et de tôles mais ils ne pouvaient pas le savoir… Ils leur ont pas dit que la termitière géante de béton gris cimentée de salive ne rendrait à la mer que leur corps raboté… usé jusqu’au bout de l’usure et ça serait trop tard !… Ils ont rien dit du jour du fleuve et des silhouettes dérivant comme les arbres couchés à la merci des seigneurs des eaux.… Lakhdar n’avait su qu’après et c’était trop tard !…
Ce jour-là… ces temps-là… ce lieu-là… Y avait la Cité des Marguerites à Nanterre… le bidonville du Chemin du Halage à Aubervilliers… la Campa et les Francs‑Moisins à Saint‑Denis… C’est là qu’il s’est retrouvé à cause du cousin qui doit l’héberger…
Comment ils vivaient ?… Les baraques les pneus les chantiers hérissés de carcasses de bagnoles la boue les collines des décharges et le feu… Et y avait aussi les foyers… Comme ça qu’on appelle de ce côté‑ci des piles de piaules plus étroites et plus crasses que des cages dans les refuges à clébards !… Les Sonacotras et les autres qui sont pires ! Ce jour‑là… ce temps‑là… rue de la Poste à Auber celui qui louait ça ils l’ont vu… Il avait la honte… C’était un gars comme eux avant… un qu’était venu du bled… ça s’explique pas…
‑ Oui c’est ça la honte sur lui !… qu’il a répété Lakhdar avec de la colère c’est normal non !… Ce qu’ils se font entre eux les zimmigris c’est encore pire que les autres alors !… il continue Lakhdar… Normalement y’a l’entraide… Oui c’est juste y’a l’entraide qu’il se rassure de sa voix de vieil homme arabe un peu douce malgré l’accent dans la gorge… L’accent il l’a pas perdu… Chouïa…
Ceux de l’accident il se souvient très bien Lakhdar ils étaient cinq… quatre du Sénégal et un de la Mauritanie… C’est quoi ces pays ? Chez les Gauloins personne qui connaît… chouïa… Y a un journaliste qui a demandé qu’on lui montre sur la carte… Ils ont tout raconté… Ils sont venus avec les caméras ils ont filmé les corps des cinq Blacks… Ils ont dit que c’était pas normal les foyers allumés dedans les piaules et les chiffons… Pas normal y paraît…
1961… Cette année que Lakhdar ne peut pas oublier… si vous pensez !… La première fois qu’il a entendu un camarade aux Francs‑Moisins dire en insistant sur chaque syllabe les mots de “ droit d’a‑si‑le” !
Et la neige qui tombe qui fait son lit sur le fleuve à la peau noire !… La neige on leur avait pas dit que sa couverture était froide… Ils se bordaient dedans et même des fois ça les faisait rigoler… De la neige y’en a eu cet hiver tant ! Yalla ! S’il se souvient Lakhdar et lui encore dessous le burnous en laine qu’il a pas enlevé c’était bon la chaleur et l’odeur un peu… Lakhdar il est d’origine du Sud de l’Algérie alors la neige…
Ils sont venus faire les reportages… ils ont piétiné la boue des baraques… retourné les matelas des gourbis… balancé un coup d’œil sur les choses en tas qu’étaient leurs affaires et ils se sont tirés… Ils ont cru que c’était rien que ça leur vie parce qu’ils sont pauvres et qu’ils sont là pour le travail c’est tout… Ce qu’on leur raconte dans leurs bouquins à l’école sur ces “ pays‑là ” et dans leurs articles de journaux aujourd’hui c’est pareil toujours… Ils peuvent pas imaginer qu’ils ont des rêves et que les conteurs et les griots les disent sur les places au centre du bled avec l’ombre bonne des grands fromagers et des eucalyptus qui arrête pas de grandir… A suivre...