Les paroles de Léo parmi celles des poètes debout des poètes sans‑papiers ! si c’est pas prémonitoire ça hein ? des poètes de la harangue sociale et libertaire à la Villon et tout près de nous des poètes du peuple algérien comme Jean Sénac… “ Ce que j’ai vu en arrivant dans ma patrie ce sont les yeux / La Révolution a donné un regard à ce peuple. / Beauté de nos gosses à l’orée du jour ! ( … ) Soleil dans le regard de tous ! / J’avais rêvé. Ce peuple est plus grand que mon rêve. / Les plus beaux livres de la Révolution sont les murs de nos villes… ” de tous ces mecs qui nous ont planté là avec des signaux brûlants à reprendre et à porter Léo est celui qui n’a pas arrêté en gueulant la solitude bonne pour les gueux amants de la création les sauvages du temps maudit les albatros au grand large… de nous appeler à nous rejoindre…
Je me le rappelle une fois de retour en banlieue parisienne… 1985… à chacun des concerts qu’il donnait pour la Fédération Anarchiste… la Fédé comme on disait quand il attaquait au piano “ La solitude ” justement… ce texte qui commence par : “ Je suis d’un autre pays que le vôtre, d’un autre quartier, d’une autre solitude… ” et puis d’un coup après un accord plaqué vif son rire qui nous rattrapait désemparés… son clin d’œil de poteau tendre et chaleureux le cœur à pleines paluches il nous appelait : “ Allez viens… viens avec moi je t’emmène… allez tu vas voir… là où on va c’est fabuleux… viens viens… ”
Solitaire Léo tu penses ! Solitaire pour travailler pour écrire pour composer comme on l’est tous nous autres et aussi pour se protéger des sales méchants cons qui lui ont tué sa guenon Pépée et tous ses animaux qu’il aimait… 1968… Hein ? La mort toujours là aux trousses la salope la grande Ogresse portée à bout de flingue par les rabatteurs de gibier… les gueux les poètes les rebelles dans les caves tous ! Et Pan ! Jean Sénac au fond de sa cave vigie rue Elysée Reclus à Alger après qu’ils lui aient sucré son émission de radio Poésie sur tous les fronts… La misère et le soleil… le 30 août 1973 Jean Sénac assassiné… dans sa cave… Léo solitaire face aux récupérateurs du show‑biz et de la politik chiottes mais solidaire des gens simples et qui venaient l’écouter comme nous à qui il balançait ses coups de gueule et les poètes ses frangins qu’il nous ramenait sur la scène… Solitaire tu penses !
“ L’argent c’est le sourire du désespoir.
Demain, c’est aussi le désespoir. Alors, Demain tu seras riche, mon camarade. Car ce que je te donne n’a pas de prix.
Accepte‑moi comme je t’accepte.
Demain, je t’aime. ”
Léo Ferré “ Demain ” pps.187‑188 in Testament Phonographe, Ed. Plasma, 1980
Ouais pas de prix c’est vrai… ses orchestrations après celles tellement modernes de “ C’est extra ” incroyable cette chanson je l’ai écoutée la première fois dans le pensionnat de bonnes sœurs où je croupissais à 13 piges dans l’Est de l’Est cette région glaciaire aux épouvantes ! j’y ai compris que couic mais alors la musique des mots et ce slow hein ? “ Une robe de cuir comme un fuseau / Qu’aurait du chien sans l’faire exprès / Et dedans comme un matelot / Une fille qui tangue un air anglais / C’est extra / Les ‘ moody blues ’ qui chant’nt la nuit / Comme un satin de blanc marie Et dans le port de cette nuit / Une fille qui tangue et vient mouiller… ” ses orchestrations des textes de Baudelaire ceux qu’on étudie rien du tout dans les écoles pas de danger ou de Rimbe le forniqueur sulfureux avec son Verlaine de contrebande elles ont filé à mes poteaux des milieux populaires qui trimaient au CAP de tourneur ou de fraiseur des espaces d’imagination et de la poésie où les chanteurs de rues avec orgues de barbarie piochaient leurs rimes à jeter par-dessus bord les machines outils le cambouis la limaille et le reste !
Léo avec ses trouvailles qui nous plantaient raide… y a qu’à relire elles ont pas vieilli d’un poil il a fait plus pour nous les mômes de la zone que tous les bouquins qu’on a pu lire après si y en a eu ! Pour beaucoup… la plupart c’était la première fois qu’on nous causait avec de la grandeur et de la simplicité alors Baudelaire on apprenait à écouter et pour finir on trouvait ça extra ! Ceux qui ont survécu comme moi à ces années d’imposture où à 20 piges on a eu qu’un modèle celui de nos vieux l’idéal du frigo à remplir et du crédit foncier à banquer en fin de mois alors qu’on voulait si fort devenir les baladins du monde savent combien elles nous ont tirés du trou ces soirées…
Avant de nous lâcher retour à nos quartiers de haute solitude il nous en reversait un petit coup de la chaleur partagée et de ce qu’il faut surtout pas oublier… Que font‑ils ? Qui sont‑ils ? / Ces gens qu’on tient en laisse / Dans les ports au shopping / Au bordel à la messe ? ( … )
Shakespeare aussi était un terroriste / ‘ words… words… words… ’ disait‑il / Videla ? / En français : budelle, tripes / En italien : budella, tripes / En argentin ? / Vas‑y voir ! / De quoi dégueuler, vraiment ! ”
Ouais Léo c’était drôlement subversif ce qu’il écrivait ! Sa “ Préface ” au recueil Poètes… vos papiers ! ” y a pas photo… c’est un texte qui aujourd’hui s’il était gribouillé et publié sur le Web par un inconnu ferait mettre vite fait son auteur en tôle comme ça risque d’être le cas du chanteur du groupe de Rapp La Rumeur pris en joue par les censeurs de la République…
“ Place à la poésie, hommes traqués ! Mettez des tapis sous ses pas meurtris, accordez vos cordes cassées à son diapason lunaire, donnez‑lui un bol de riz, un verre d’eau, un sourire, ouvrez les portes sur ce no man’s land où les chiens n’ont plus de muselière, les chevaux de licol, ni les hommes de salaires. ” ( … )
“ Je voudrais que ces quelques vers constituent un manifeste du désespoir, je voudrais que ces quelques vers constituent pour les hommes libres qui demeurent mes frères un manifeste de l’espoir. ”
Et c’est exactement là où nous en sommes désormais piégés coincés entre le désespoir qui nous renvoie seuls à nos chemins de traverse qui ne traversent plus rien et qui nous mènent jusqu’à ce pont où le personnage de Camus dans La Chute décide de se suicider comme le font chaque jour ceux qui laissent la mort la salope les alpaguer plutôt que d’avoir à affronter des choix qui les singularisent… et l’espoir qui attend et qui veille un stylo… un pinceau… un outil… un caillou à la main…
Ouais nous sommes totalement les deux… à nouveau comme du temps y a trente piges où on avait fui l’existence de nos vieux à crever d’ennui… Et si nous arrivons à échanger notre désespoir solitaire qui nous a fait tracer ces paroles de colère de frustration d’impuissance de désarroi de poésie…contre un espoir solidaire dont tous les rêves sont déjà en route puisque nous avons mis ensemble nos révoltes en mots alors bientôt dans quelques jours peut-être ouais on la réinventera la jeunesse et la beauté du monde…
“ Comme si je vous disais qu’un intellectuel peut descendre dans la rue et vendre le journal
Comme si je vous disais que ce journal est un journal qu’on aurait pu interdire
Comme si je vous disais que le pays qui s’en prend à la liberté de la presse est un pays au bord du gouffre
Comme si je vous disais que ce journal qui aurait pu être interdit par ce pays au bord du gouffre pourrait peut‑être s’appeler la Cause du Peuple
Comme si je vous disais que le gouvernement intéressé par ce genre de presse d’opposition pourrait sans doute s’imaginer qu’il n’y a ni cause ni peuple
Comme si je vous disais que dans le cas bien improbable où l’on interdirait le journal la Cause du Peuple, il faudrait l’acheter et le lire
Comme si je vous disais qu’il faudrait alors en parler à vos amis
Comme si je vous disais que les amis de vos amis peuvent faire des millions d’amis
Comme si je vous disais d’aller tous ensemble faire la révolution
Comme si je vous disais que la révolution c’est peut-être une variété de la politique
Et je ne vous dit rien qui ne puisse être dit de ‘ variétés ’, moi qui ne suis qu’un artiste de Variétés ”
Léo Ferré “ Le conditionnel de variétés ” p.300 in Testament Phonographe, Ed. Plasma, 1980