Ma soeur du lait de l'Ogresse suite...
Ecoute… écoute…
Le maître comme furieux de nous voir rejeter ses tentatives de triangles isocèles orientés normalement vers le Nord… le maître… il nous épiait.
Il se glissait en douce jusqu'à la ligne de craie la règle à la main. On le sentait arriver au froissement hostile de la brume tiède qui nous berçait. C'était Sami le plus âgé des mômes black-cafés qui donnait le rythme entre nos doigts noués. Nous on resserrait le cercle et nos corps devenaient des arbres immenses. Des baobabs évidemment avec leurs pieds qui dansent. Dansent debout entre le ciel et l'océan. Enfants on était plus forts que notre peur. Notre peur de ce qui va arriver en douce… par derrière… Parce qu'on croyait aux rites de la terre et de l'eau.
- Oh ! Tyroun-bâ… dis-nous quel est l'arbre qui nous habite… si tu veux bien Tyroun-bâ… dis-nous…
C'est Sami qui psalmodie en balançant ses bras comme pour la ronde dans un frisson qu'on a ressenti à l'intérieur de ses paumes… entre nos doigts noués.
- Dis-nous Tyroun-bâ… si tu veux bien… dis-nous… qu'on reprenait tous en cœur en serrant fort nos poings pour se défendre du triangle isocèle et de ses tranchants avivés.
Majestueux… le maître des crapauds il avait les nuances de sa peau écailleuse et fripée qui changeaient avec l'épaisseur des brouillards et des poussières de mercure. Majestueux… il gonflait sa gorge en une bulle transparente. Son jappement rauque qu'on attendait pas rassurés confirmait nos croyances dans l'autre sens des choses. Celui d'origine… là d'où on s'était perdus sans qu'on puisse y revenir… Ce qu'on avait pu bifurquer depuis !… Son jappement ça voulait dire qu'on allait se coltiner des piles de quart d'heures dans la pointe la plus aiguë du triangle les bras en l'air. La punition du maître pas moyen d'y échapper. Autant de piles de quart d'heures que de plaisir coupable pris à l'initiation. Au jeu de la mémoire… Sami fidèle à son rôle d'aîné il prenait tous les risques. Il répétait en scandant les syllabes comme il avait entendu faire la marabout lorsqu'il interrogeait le crapaud :
- Les baobabs mon fils… ce sont les baobabs qui parlent aux enfants de la Cité aux ordures… les baobabs qui dansent mon fils… qui dansent… dansent… mon fils…
Le baveux il se trémoussait à peine comme si on était un public pas conséquent… des bons à rien en quelque sorte… on méritait pas. De l'Afrique d'où il venait il regardait ça avec hauteur. Il nous méprisait sans se cacher… et puis il avait un peu pitié aussi… ce qu'on en savait nous des histoires qui se racontent de l'autre côté c'était seulement par grand-mère Fatima que ça nous était parvenu. Des bribes… des choses qu'elle allait piocher loin dans ses souvenirs à notre intention et qu'elle nous traduisait pendant que le djinn entendait pas… des illuminations qui lui venaient soudain…
- Et qu'est-ce qu'on doit faire Oh ! Tyroun-bâ… qu'est-ce qu'on doit faire pour trouver le pays des baobabs qui dansent ?…
Sami il prenait son rôle de traducteur tout à fait au sérieux. Va savoir ce qu'il avait vu le crapaud sous son air de petit vieillard édenté et très débonnaire. Même vraiment moqueur. Nous on n'avait pas à la ramener vu qu'on n'avait pas d'histoire… Ça faisait qu'on était un peu morts…
- Dis-nous… si tu veux Tyroun-bâ… dis-nous… qu'il continuait Sami avec courage tandis que le sifflement de la règle brûlait nos oreilles.
On savait que c'était interdit de rompre le cercle avant la fin de la cérémonie. Celui qui l'aurait fait ç'aurait été un traître et un renégat. On avait honte de notre crainte face au baveux impassible. Il semblait rien redouter des hommes. Pourtant lui il disposait pas de la vitesse afin de s'enfuir dans l'herbe aux tam-tams. Pas plus il pouvait se protéger des coups le crapaud. Ou de se faire trancher la tête pour l'exemple…
- Le pays des baobabs qui dansent mon fils… il est de l'autre côté des morceaux de tôles… là-bas qu'il est… dans la Medina des Arabes. Là-bas fils… là-bas y'a la femme qui sait l'histoire des arbres qui dansent… là-bas… Sami il traduisait.
A ce moment précis de l'histoire les coups de règle ils arrivaient. C'étaient des morsures au bas des reins… au creux du cou et sur les épaules. Ils nous tatouaient d'éclairs mauves qui nous confondaient dans le partage de la douleur et de la haine du maître. P’tit Nègre il était en la circonstance le plus black des Blacks. Il morflait par avance car ses oreilles décollées offraient une tentation supplémentaire. Par force… Une provocation… Le maître y taillait des encoches comme on fait pour dire qu'y a une chose qu'on n’doit pas oublier.
- Négros… foutus Négros… vous ne finirez donc pas de m'empoisonner avec vos sorcelleries !… C'est encore toi sale petit Black qui a apporté cette bestiole. Enlève-moi ça ou je vous le fait bouffer ce midi avec vos têtes de poissons pourries… Foutus Négros…
Ça c'était ce qu'il disait le maître. Mais nous on savait qu'il pouvait rien contre Tyroun-bâ le seigneur des crapauds qui le fixait de ses deux sous de cuivre scotchés dans ses yeux. Tyroun-bâ il faisait l'immobile comme sculpté à l'intérieur du bronze patiné. Jamais le maître aurait osé s'aventurer à franchir le tracé de craie. Ça voulait bien dire quelque chose. Tyroun-bâ l'impassible qui avait pas d'armure et lui… chacun sur son territoire ils étaient. Ils se défiaient du regard… Ils s'hypothéquaient des kilomètres de tables et de bancs avec leurs mômes… Ceux qui étaient les plus fidèles au baveux et à ses incantations et ses mimiques c'étaient pas les cancres comme on l'a dit… Au contraire… Pour le suivre y fallait avoir des dons hors du commun. Ce qui énervait le plus le maître c'est que Sami était le roi des mathématiques… Ça collait pas… C'était pas additionnable.
Faut bien avouer que c't'école-là c'était celle de la zone que personne du côté des maisons ouvrières sans ouvriers car souvent ils avaient quitté pour refiler la place à des ratons laveurs un peu déclassés mais plus profitables avec de la monnaie… non personne ne regardait son intérieur de près. Elle était très taggée et colorée de peintures de guerre et de poèmes du Ghetto.
Sinbad qu’on avait jamais vu mais dont les oiseaux parsemaient aussi la Cité des Blocks les écrivait "peau aime" et dans l'école de la zone on savait tous que ce qui s'écrit sur la peau ça vit pour de vrai. C'est pour ça aussi que les bombes aérosol avaient la couleur du sang souvent. Les ratons laveurs blancs ils déposaient eux leurs marmailles calibrées de l'autre côté des palissades là où nous autres on n'va jamais que pour chiper les soutiens-gorge de soie rouge et les bas résilles des femmes à l’intérieur des super marchés. Juste affaire de se déguiser un peu.
Certainement que c'est Morgane moi qui ai eu l'idée de changer de peau mais pas seulement. C't'envie d'être clown ça les travaille aussi ceux de la Cité des Alphabêtes et de la Medina qu'on croise sur le chemin des Indiens lorsqu'on y va parfois. Les fringues de femmes c'est pour Zahra qui danse… danse comme la reine des baobabs qu'elle est même si elle ne connaît pas les secrets de Tyroun-bâ. Et pour Morgane moi c'est le fard blanc… la poudre rouge et les couleurs des yeux qui les font profonds jusqu'à ce qu'on s'y noie. Mais ça empêche pas de chiper les minijupes de jersey rouge et les tee-shirts moulants à paillettes… Clown pour une fille c'est délicat…
Le regard de Tyroun-bâ est insaisissable. Celui du maître il proclame la vérité char d'assaut du nénuphar d'acier. Au fond des yeux troubles du crapaud elle dort la vérité des fleurs dans leur fruit. Elle est là la force de Tyroun-bâ…
Le mouvement que personne est en mesure d'arrêter. Le mouvement de la vie qui invente le moyen pour continuer à fabriquer la fleur du temps faisant les saisons une après l'autre. Goutte à goutte. Tyroun-bâ même exilé comme il se trouve de son état il sait où mener le peuple des crapauds et les rêves des enfants dans le ventre de la Cité. Et personne jamais ne s'attaquera à Tyroun-bâ le protégé de Nuit la noire.
A suivre...